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Les 4 prédications de Carême_Première prédication de carême en présence de Benoît XVI

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Les 4 prédications de Carême_Première prédication de carême en présence de Benoît XVI  Empty Les 4 prédications de Carême_Première prédication de carême en présence de Benoît XVI

Message  lily Sam 26 Mar 2011 - 1:56

Les 4 prédications de Carême_Première prédication de carême en présence de Benoît XVI  Benoit31

Les 4 prédications de Carême_Première prédication de carême en présence de Benoît XVI  Benoit30
Première prédication de carême en présence de Benoît XVI


Le 25 mars 2011 - (E.S.M.) - Aimer Dieu est un des points fondamentaux de la nouvelle évangélisation, a réaffirmé le père Raniero Cantalamessa, au cours de la première prédication de Carême qui a eu lieu ce vendredi matin dans la Chapelle Redemptoris Mater, en présence du pape Benoît XVI. Le père Cantalamessa prédicateur de la Maison pontificale
Première prédication de carême en présence de Benoît XVI
Evangéliser en enseignant à aimer Dieu

Aimer Dieu est un des points fondamentaux de la nouvelle évangélisation, a réaffirmé le père Raniero Cantalamessa, au cours de la première prédication de Carême qui a eu lieu ce vendredi matin dans la Chapelle Redemptoris Mater, au Palais Apostolique. Le père capucin a relevé qu’un des effets de la sécularisation est de considérer l’amour comme quelque chose d’exclusivement humain. Par contre le croyant sait qu’il y a une dimension sublimée d’amour, qui s’adresse à Dieu et de là trouve la nouvelle lymphe pour s’adresser à son prochain. La vie consacrée à Dieu dans le sacerdoce et dans la profession religieuse, a expliqué le père Cantalamessa, découvre et redécouvre l’amour dans son unité originelle.

"Nous publions ci-dessous le texte intégral de la première prédication de carême prononcée ce vendredi par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican."

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Première prédication de carême

LES DEUX VISAGES DE L'AMOUR : EROS Et AGAPÈ
1. Les deux visages de l'amour

Dans les prédications de ce Carême, j'aimerais poursuivre ce que j'ai déjà commencé au moment de l'Avent et apporter une petite contribution à la nouvelle évangélisation de l'Occident sécularisé, qui constitue en ce moment la préoccupation principale de l'Eglise toute entière et, en particulier, du Saint-Père Benoît XVI.

Il est un domaine où la sécularisation agit d'une façon particulièrement diffuse et néfaste, et c'est le domaine de l'amour. La sécularisation de l'amour consiste à détacher de Dieu l'amour humain, sous toutes ses formes, le réduisant à quelque chose de purement « profane », où Dieu est « de trop », voire dérange.


Mais ce thème de l'amour n'est pas important seulement pour l'évangélisation, autrement dit dans les relations avec le monde ; il l'est aussi, et avant tout, pour la vie interne de l'Eglise, pour la sanctification de ses membres. C'est la perspective dans laquelle se situe l'encyclique Deus caritas est du Saint-Père Benoît XVI et dans laquelle, nous aussi, nous nous situons dans notre méditation.
L'amour souffre d'une séparation néfaste pas seulement dans la mentalité du monde sécularisé, mais aussi, à l'opposé, parmi les croyants et, en particulier, parmi les âmes consacrées. En simplifiant au maximum, on pourrait formuler ainsi la situation : dans le monde, on trouve un eros sans agapè ; et, parmi les croyants, on trouve souvent un agapè sans eros.
L'eros sans agapè est un amour romantique, le plus souvent passionnel, jusqu'à la violence. Un amour de conquête, qui réduit fatalement l'autre à l'objet de son plaisir et ignore toute dimension de sacrifice, de fidélité et de don de soi. Il n'y a pas lieu ici de s'attarder sur la description de cet amour, car il s'agit d'une réalité que nous avons quotidiennement sous les yeux, diffusée de manière obsédante par les romans, films, fictions télévisées, internet, les magazines à l' « eau de rose ». C'est ce que le langage courant entend, désormais, par le mot « amour ». Il nous est plus utile de chercher à comprendre ce que l'on entend par agapè sans eros. En musique, il existe une distinction qui peut nous aider à nous faire une idée : celle entre le jazz hot et le jazz cool. J'ai lu quelque part cette caractérisation des deux genres qui, je le sais, n'est pas la seule possible. Le jazz hot (chaud, brûlant) est le jazz passionné, brûlant, expressif, fait d'élans, de sentiments et donc d'emportements, d'improvisations originales. Le jazz cool (froid) est le jazz qui est passé au professionnalisme : les sentiments deviennent répétitifs, l'inspiration fait place à la technique, la spontanéité à la virtuosité.

Si l'on s'en tient à cette distinction, l'agapè sans eros nous apparaît comme un « amour froid », un aimer « en surface », sans participation de tout l'être, davantage imposé par la volonté que venant d'un élan intime du cœur. Se couler dans un moule préétabli, au lieu de s'en créer un unique, comme est unique chaque être humain devant Dieu. Les actes d'amour envers Dieu font penser à ceux de certains amoureux qui écrivent à l'aimée des lettres copiées dans un guide.

Si l'amour mondain est un corps sans âme, l'amour religieux vécu de la sorte est une âme sans corps. L'être humain n'est pas un ange, un pur esprit ; il est âme et corps substantiellement unis : tout ce qu'il fait, y compris aimer, doit refléter cette structure. Si la composante liée au temps et à la corporéité est systématiquement niée ou réprimée, le résultat sera double : ou l'on tient bon, péniblement, par sens du devoir, pour défendre sa propre image, ou l'on cherche des compensations plus ou moins licites, jusqu'aux cas si douloureux qui affligent actuellement l'Eglise. A l'origine de nombreuses déviations morales d'âmes consacrées, on ne peut pas l'ignorer, il y a une conception déformée et dénaturée de l'amour.
Nous avons donc une double raison, et une double urgence, de redécouvrir l'amour dans son unité originelle. L'amour véritable et intégral est une perle enfermée entre deux valves que sont l'eros et l'agapè. On ne peut pas séparer ces deux dimensions de l'amour sans le détruire, de même qu'on ne peut séparer entre eux l'hydrogène et l'oxygène, sans se priver de ce qui constitue les composantes de l'eau.

2. La thèse de l'incompatibilité entre les deux amours
La réconciliation la plus importante entre les deux dimensions de l'amour est celle qui s'opère concrètement dans la vie des personnes ; mais pour qu'elle soit possible, il faut justement commencer par réconcilier entre eux eros et agapè même en théorie, dans la doctrine. Ceci nous permettra, notamment, de savoir enfin ce qu'on entend par ces deux termes si souvent galvaudés et mal compris.

La question a pris de l'importance avec la parution d'un ouvrage qui a répandu dans l'ensemble du monde chrétien la thèse opposée de l'incompatibilité des deux formes d'amour. Il s'agit du livre du théologien luthérien suédois Anders Nygren, intitulé
« Eros et agapè »1. On peut résumer sa pensée dans ces termes. Eros et agapè désignent deux mouvements opposés : le premier indique l'ascension et la montée de l'homme vers Dieu et le divin, comme étant son bien et son origine ; l'autre, l'agapè, désigne la descente de Dieu vers l'homme par l'incarnation et la croix du Christ, et donc le salut offert à l'homme sans aucun mérite et sans réponse de sa part, autre que la seule foi. Le Nouveau Testament a fait un choix précis, utilisant pour exprimer l'amour le terme agapè et évacuant systématiquement le terme eros.

Saint Paul est celui qui a recueilli et formulé avec la plus grande limpidité cette doctrine de l'amour. Après lui, toujours selon la thèse de Nygren, cette antithèse radicale a disparu presque tout de suite pour faire place à des tentatives de synthèse. A peine le christianisme entre-t-il en contact culturel avec le monde grec et la vision platonique, déjà avec Origène, que l'on assiste à une revalorisation de l'eros, comme mouvement ascensionnel de l'âme vers le bien et vers le divin, comme attraction universelle exercée par la beauté et par le divin. Dans cette ligne, le Pseudo-Denys l'Aéropagite écrira que
« Dieu est eros »2, substituant ce terme à celui d'agapè utilisé dans la célèbre phrase de Jean (1 Jn 4,10).
En Occident, une synthèse analogue est opérée par Augustin avec sa doctrine de la caritas comprise comme doctrine de l'amour descendant et gratuit de Dieu pour l'homme (personne n'a parlé avec plus de force que lui de la « grâce » !), mais aussi comme aspiration de l'homme au bien et à Dieu. De lui vient l'affirmation : « Ô Dieu, tu nous as faits pour toi, et notre cœur est inquiet tant qu'il ne repose pas en Toi »3 ; de lui aussi, l'image de l'amour vu comme un « poids » de l'âme qui attire, comme par la force de gravité, vers Dieu, dans lequel elle sait qu'elle va trouver son repos et son plaisir4. Pour Nygren, tout ceci introduit un élément d'amour de soi, de son propre bien, donc d'égoïsme, qui détruit la pure gratuité de la grâce ; c'est retomber dans l'illusion païenne que de faire consister le salut en une ascension vers Dieu, plutôt que dans la descente gratuite et non motivée de Dieu vers nous.


Pour Nygren, sont également prisonniers de cette impossible synthèse entre eros et agapè, entre amour de Dieu et amour de soi, saint Bernard quand il définit l'échelon suprême de l'amour de Dieu comme un « aimer Dieu pour soi-même » et un « aimer soi-même uniquement pour Dieu »5, saint Bonaventure avec son « Itinéraire ascensionnel de l'esprit vers Dieu », comme aussi saint Thomas d'Aquin qui définit l'amour de Dieu répandu dans le cœur du baptisé (cf. Rm 5,5) comme « l'amour avec lequel Dieu nous aime et avec lequel il fait que nous l'aimions lui » (amor quo ipse nos diligit et quo ipse nos dilectores sui facit »)6. Ceci signifierait, en effet, que l'homme, aimé par Dieu, peut à son tour, aimer Dieu, lui donner quelque chose de lui-même, ce qui réduirait à néant l'absolue gratuité de l'amour de Dieu. Sur le plan existentiel, on retrouve la même déviation, selon Nygren, avec la mystique catholique. L'amour des mystiques, avec leur formidable charge d'eros, n'est rien d'autre, pour lui, qu'un amour sensuel sublimé, une tentative pour établir avec Dieu un rapport de réciprocité présomptueuse en amour.

Celui qui a dissipé l'ambiguïté et ramené à la lumière l'antithèse paulinienne, très claire, a été selon l'auteur, Luther. Fondant la justification sur la seule foi, il n'a pas exclu la charité, la caritas, du moment fondateur de la vie chrétienne, comme lui reproche la théologie catholique ; il a plutôt libéré l'amour, l'agapè, de l'élément non authentique de l'eros. A la formule de la « seule foi », à l'exclusion des œuvres, correspondrait, chez Luther, la formule de la « seule agapè », à l'exclusion de l'eros.

Il ne m'appartient pas d'établir si l'auteur a interprété correctement sur ce point la pensée de Luther qui - soit dit en passant - n'a jamais posé le problème en termes de conflit entre eros et agapè, comme il l'a fait en revanche entre foi et œuvres. Il est significatif, toutefois, que même Karl Barth, dans un chapitre de sa « Dogmatique ecclésiale », arrive au même point que Nygren, celui d'une antinomie irréductible entre eros et agapè : « Là où l'amour chrétien entre en scène - écrit-il -, a commencé immédiatement le conflit avec l'autre amour et ce conflit est désormais sans fin »7. Je dis que si ceci n'est pas du luthéranisme, c'est à coup sûr de la théologie dialectique, théologie de l'aut-aut (dilemme), de l'antithèse, non de la synthèse.


Le choc en retour de cette opération est la mondialisation et sécularisation radicale de l'eros. En effet, tandis qu'une certaine théologie excluait l'eros de l'agapè, la culture séculière était bien contente, de son côté, d'exclure l'agapè de l'eros, autrement dit d'évacuer de l'amour humain toute référence à Dieu et à la grâce. Freud a fourni une justification théorique, en réduisant l'amour à l'eros et l'eros à la libido, à une simple pulsion sexuelle qui combat toute répression et inhibition. C'est le stade où est réduit aujourd'hui l'amour dans nombre de manifestations de la vie et de la culture, surtout dans le monde du spectacle.

Il y a deux ans je me trouvais à Madrid. Dans les journaux, il n'était question que d'une certaine exposition d'art qui avait lieu dans la ville, intitulée « Les larmes de l'eros ». Il s'agissait d'une exposition d'œuvres d'art sur fond érotique - peintures, dessins, sculptures - ; le but était de mettre en lumière l'indissoluble lien existant, dans l'expérience de l'homme moderne, entre eros et thanatos, entre amour et mort. C'est à cette même conclusion qu'on aboutit, en lisant le recueil de poèmes « Les fleurs du mal » de Baudelaire ou « Une saison en enfer » de Rimbaud. L'amour qui, de par sa nature, devrait conduire à la vie, désormais peut au contraire conduire à la mort.

3. Retour à la synthèse
Si nous ne pouvons pas changer du jour au lendemain l'idée que le monde a de l'amour, nous pouvons toutefois corriger la vision théologique qui, inconsciemment, la favorise et lui donne une légitimité. C'est ce que le Saint-Père Benoît XVI a fait de façon exemplaire avec l'encyclique « Deus Caritas est ». Il réaffirme la synthèse catholique traditionnelle en l'exprimant avec des termes modernes. « En réalité, eros et agapè - amour ascendant et amour descendant - ne se laissent jamais séparer complètement l'un de l'autre (...). La foi biblique ne construit pas un monde parallèle ou un monde opposé au phénomène humain originaire qui est l'amour », mais « elle accepte tout l'homme, intervenant dans sa recherche d'amour pour la purifier, lui ouvrant en même temps de nouvelles dimensions » (n. 7-8). Eros et agapè sont unis à la source même de l'amour qui est Dieu : « Il aime, et son amour peut être qualifié sans aucun doute comme eros, qui toutefois est en même temps et totalement agapè » (n. 9).

On comprend l'accueil anormalement favorable réservé à ce document pontifical également dans les milieux laïcs plus ouverts et responsables. Cette encyclique donne une espérance au monde. Elle corrige l'image d'une foi qui ne touche le monde que de façon superficielle, sans y pénétrer, à travers l'utilisation de l'image évangélique du levain qui fait fermenter la pâte ; elle remplace l'idée d'un règne de Dieu venu « juger » le monde, par celle d'un règne de Dieu venu « sauver » le monde, en commençant par l'eros qui en est la force dominante.

Je crois que l'on peut apporter une confirmation du point de vue exégétique, à la vision traditionnelle, que ce soit la vision théologique catholique ou la vision orthodoxe. Ceux qui soutiennent la thèse de l'incompatibilité entre eros et agapè se basent sur le fait que le Nouveau Testament évite soigneusement - et semble-t-il intentionnellement - le terme eros, en le remplaçant toujours et uniquement par agapè (à part quelques rares utilisations du terme philia, qui indique l'amour amitié).

Ceci est vrai mais les conclusions que l'on en tirent ne le sont pas. On suppose que les auteurs du Nouveau Testament aient été au courant aussi bien du sens que le terme eros avait dans le langage commun - l'eros « vulgaire » - que le sens noble et philosophique qu'il avait par exemple dans l'oeuvre de Platon, l'eros « noble ». Dans le langage populaire, eros indiquait plus ou moins ce qu'il indique aujourd'hui encore quand on parle d'érotisme ou de film érotiques, c'est-à-dire la satisfaction de l'instinct sexuel, une dégradation plus qu'une élévation. Dans le sens noble il indiquait l'amour pour la beauté, la force qui régit le monde et pousse tous les êtres vers l'unité, c'est-à-dire ce mouvement ascendant vers le divin que les théologiens dialectiques estiment incompatible avec le mouvement descendant du divin vers l'homme.

Il est difficile d'affirmer que les auteurs du Nouveau Testament, s'adressant à des personnes simples et sans culture, aient eu l'intention de les mettre en garde contre l'eros de Platon. Ils ont évité le terme eros pour la raison pour laquelle aujourd'hui un prédicateur évite le terme érotique ou, s'il l'utilise, l'utilise au sens négatif. Ceci, parce qu'à une époque comme aujourd'hui, ce mot évoque l'amour dans son expression la plus égoïste et sensuelle8. La méfiance des chrétiens par rapport à l'eros était encore aggravée par le rôle que jouait l'eros dans les cultes dionysiaques exaltés.

Dès que le christianisme entre en contact et en dialogue avec la culture grecque de l'époque, tous les obstacles par rapport à l'eros tombent immédiatement, non l'avons vu. Il est souvent utilisé, chez les auteurs grecs, comme synonyme d'agapè et il est utilisé pour indiquer l'amour de Dieu pour l'homme, de même que l'amour de l'homme pour Dieu, l'amour pour les vertus et pour toute chose belle. Il suffit désormais, pour s'en convaincre, de consulter le Lexique du grec patristique de Lampe9. Le système de Nygren et de Barth est donc un système bâti sur une fausse application mise en œuvre de l'argument appelé « ex silentio » (du silence).


4. Un eros pour les consacrés
La restauration de l'eros aide surtout les êtres humains amoureux et les époux chrétiens, en montrant la beauté et la dignité de l'amour qui les unit. Elle aide les jeunes à découvrir la fascination de l'autre sexe non pas comme une chose ambiguë, à vivre loin de Dieu, mais au contraire comme un don du Créateur pour leur joie, s'il est vécu dans l'ordre voulu par lui. Le pape fait également allusion à cette fonction positive de l'eros sur l'amour humain, dans son encylique, quand il parle du chemin de purification de l'eros qui fait passer de l'attraction momentanée au « pour toujours » du mariage (n. 4-5). Mais la restauration de l'eros doit nous aider, nous aussi, les consacrés, hommes et femmes. J'ai évoqué au début le danger que courent les âmes religieuses : celui d'un amour froid, qui ne descend pas de l'esprit jusqu'au coeur. Un soleil d'hiver qui éclaire mais ne réchauffe pas. Si eros signifie élan, désir, attraction, nous ne devons pas avoir peur des sentiments et encore moins les mépriser et les réprimer. Quand il s'agit de l'amour de Dieu - a écrit Guillaume de Saint-Thierry - le sentiment d'affection (affectio) est lui aussi grâce ; en effet, ce n'est pas la nature qui peut répandre en nous un tel sentiment10.

Les psaumes sont remplis de cette soif que le coeur a de Dieu : « Vers toi, Seigneur, j'élève mon âme... », « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant ». « Sois donc attentif - dit l'auteur du Nuage de l'inconnaissance - à ce merveilleux travail de la grâce dans ton âme. Il n'est autre qu'un élan inattendu qui surgit sans aucun préavis et vise directement Dieu, comme une étincelle qui jaillit du feu... Touche cet épais nuage de l'inconnaissance avec la flèche acérée du désir d'amour et ne bouge pas de là, quoi qu'il arrive »11. Il suffit pour cela d'une pensée, d'un mouvement du coeur, d'une oraison jaculatoire.
Mais tout cela ne nous suffit pas et Dieu le sait mieux que nous. Nous sommes des créatures, nous vivons dans le temps et dans un corps ; nous avons besoin d'un écran sur lequel projeter notre amour qui ne soit pas seulement « le nuage de l'inconnaissance », c'est-à-dire le voile d'obscurité derrière lequel se cache le Dieu que personne n'a jamais vu et qui habite dans une lumière inaccessible...
Nous connaissons bien la réponse que l'on donne à cette question : c'est justement pour cela que Dieu nous a donné notre prochain à aimer ! « Dieu, personne ne l'a jamais contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous... celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, ne saurait aimer le Dieu qu'il ne voit pas » (1 Jn 4, 12, 20). Mais nous devons veiller à ne pas sauter un maillon décisif. Avant le frère que l'on voit il y a un autre que l'on voit et touche aussi : le Dieu fait chair, c'est Jésus Christ ! Entre Dieu et le prochain il y a désormais le Verbe fait chair qui a réuni les deux extrêmes en une seule personne. C'est en lui désormais que l'amour même du prochain trouve son fondement : « C'est à moi que vous l'avez fait ».
Que signifie tout cela pour l'amour de Dieu ? Que le premier objet de notre eros, de notre quête, de notre désir, attraction, passion, doit être le Christ. « L'amour humain est pré-ordonné au Sauveur depuis le commencement, comme à son modèle et sa fin, comme un écrin assez grand et large pour accueillir Dieu (...). Le désir de l'âme va uniquement au Christ. C'est là le lieu de son repos car lui seul est le bien, la vérité et tout ce qui inspire de l'amour »12. Cela ne signifie pas limiter l'horizon de l'amour chrétien en le faisant passer de Dieu au Christ ; cela signifie aimer Dieu comme il veut être aimé. « Le Père lui-même vous aime parce que vous m'aimez » (Jn 16, 27). Il ne s'agit pas d'un amour de médiation, comme par procuration, qui reviendrait à dire que celui qui aime Jésus, c'est « comme s'il » aimait le Père. Non, Jésus est un médiateur immédiat ; en l'aimant, on aime, ipso facto, aussi le Père. « Qui me voit, voit le Père », qui m'aime, aime le Père.

Il est vrai qu'on ne voit pas le Christ non plus, mais il est là ; il est ressuscité, il est vivant, il est à nos côtés ; sa présence est plus réelle que celle de l'époux le plus amoureux aux côtés de son épouse. Voilà le point crucial : je dois penser au Christ non comme à une personne du passé, mais comme au Seigneur ressuscité et vivant, avec qui je peux parler, que je peux aussi embrasser si je le désire, sûr que mon baiser ne finira pas sur le papier ou le bois d'un crucifix mais sur un visage et des lèvres de chair vivante (même si elle est spiritualisée), heureux de recevoir mon baiser.

La beauté et la plénitude de la vie consacrée dépendent de la qualité de notre amour pour le Christ. Il est le seul capable de protéger de la dispersion désordonnée de notre cœur. Jésus est l'homme parfait ; il possède, à un degré infiniment supérieur, toutes les qualités et les attentions qu'un homme recherche chez une femme et une femme chez un homme. Son amour ne nous soustrait pas nécessairement à l'appel des créatures et en particulier à l'attraction de l'autre sexe (ceci fait partie de notre nature qu'il a créée et qu'il ne veut pas détruire) ; il nous donne toutefois la force de vaincre ces attractions grâce à une attraction plus forte. « Est chaste - écrit saint Jean Climaque - celui qui chasse l'eros avec l'Eros »13.

La gratuité de l'agapè détruit-elle peut-être tout cela en prétendant donner à Dieu quelque chose en échange de son coeur ? Annule-t-elle la grâce ? Absolument pas, au contraire, elle l'exalte. Que donne-t-on ainsi en effet à Dieu sinon ce qu'on a reçu de lui ? « Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). L'amour que nous donnons au Christ est son propre amour pour nous que nous lui renvoyons, comme l'écho fait avec la voix.
Où sont alors la nouveauté et la beauté de cet amour que nous appelons eros ? L'écho renvoie à Dieu son propre amour, mais enrichi, coloré et parfumé de notre liberté. Et c'est exactement ce qu'il veut. Notre liberté le repaie entièrement. Et pas seulement, mais chose inédite, écrit Cabasilas, « en recevant de nous le don de l'amour en échange de tout ce qu'il nous a donné, il a le sentiment d'être notre débiteur »14. La thèse qui oppose eros et agapè se base sur une autre opposition bien connue, l'opposition entre grâce et liberté, et plus exactement sur la négation même de la liberté chez l'homme déchu (sur le « serf arbitre »).
J'ai tenté d'imaginer, vénérables Pères et Frères, ce que dirait Jésus ressuscité si, comme il le faisait durant sa vie terrestre quand il entrait le samedi dans une synagogue, il venait maintenant s'asseoir ici, à ma place, et nous expliquait personnellement quel est l'amour qu'il attend de nous. Je voudrais partager avec vous, simplement, ce que je crois qu'il dirait ; cela nous servira pour faire notre examen de conscience sur l'amour :

L'amour ardent :

C'est me mettre toujours à la première place.

C'est chercher à me plaire à tout instant.

C'est confronter ton désir avec mon désir.

C'est vivre devant moi comme devant un ami, un confident, un époux, et en être heureux.

C'est t'inquiéter si tu penses être un peu loin de moi.

C'est être pleinement heureux quand je suis avec toi.

C'est être disposé à faire de grands sacrifices pour ne pas me perdre.

C'est préférer vivre pauvre et inconnu avec moi plutôt que riche et célèbre sans moi.

C'est me parler comme à ton plus cher ami, chaque fois que cela est possible.

C'est me faire confiance quand tu penses à ton avenir.

C'est désirer te perdre en moi comme but de ton existence.


Si vous avez l'impression, comme moi, d'être très loin de cet objectif, ne nous décourageons pas. Il y a quelqu'un qui peut nous aider à l'atteindre si nous le lui demandons. Répétons avec foi à l'Esprit Saint : Veni, Sancte Spiritus, reple tuorum corda fidelium et tui amoris in eis ignem accende (Viens Esprit Saint, comble le coeur de tes fidèles et embrase-les de ton amour).
Sources : www.vatican.va - ESM


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Les 4 prédications de Carême_Première prédication de carême en présence de Benoît XVI  Empty Seconde prédication de carême en présence du pape Benoît XVI

Message  Invité Mar 12 Avr 2011 - 14:28

Les 4 prédications de Carême_Première prédication de carême en présence de Benoît XVI  Le_p_r10

Seconde prédication de carême en présence du pape Benoît XVI

Le 01 avril 2011 - E.S. M. - Le pape Benoît XVI a assisté ce matin à la seconde prédication de carême du P. Raniero Cantalamessa, OFM. Cap, intitulée: " La charité avant tout ". La Première prédication a eu lieu vendredi dernier, les suivantes sont programmées pour les 8 et 15 avril.

P. Raniero Cantalamessa ofmCap.
Deuxième prédication de Carême
DIEU EST AMOUR


La première annonce fondamentale que l'Eglise a pour mission de porter au monde et que le monde attend de l'Eglise est celle de l'amour de Dieu. Mais pour que les évangélisateurs soient en mesure de transmettre cette certitude, il faut qu'ils en soient eux-mêmes imprégnés, qu'elle soit la lumière de leur vie. C'est à cette fin que voudrait servir, modestement, la présente méditation.

L'expression « amour de Dieu » revêt deux acceptions très différentes : dans l'une Dieu est objet, dans l'autre Dieu est sujet ; l'une indique notre amour pour Dieu, l'autre l'amour de Dieu pour nous. L'homme, naturellement enclin à être davantage actif que passif, a toujours donné la primauté à la première, autrement dit à ce que nous faisons, nous, pour Dieu. La prédication chrétienne a également suivi cette voie, en parlant, à certaines époques, presque uniquement du « devoir » d'aimer Dieu (« De diligendo Deo »).

Cependant, la révélation biblique donne la primauté au second sens : à l'amour « de » Dieu, non à l'amour « pour » Dieu. Aristote disait que Dieu meut le monde « en tant qu'il est aimé », c'est-à-dire en tant qu'il est objet d'amour et cause finale de toutes les créatures1. Mais la Bible dit exactement le contraire : que Dieu crée et meut le monde en tant qu'il aime le monde. La chose la plus importante, s'agissant de l'amour de Dieu, n'est donc pas que l'homme aime Dieu, mais que Dieu aime l'homme et l'aime « le premier » : « En ceci consiste l'amour : ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés » (1 Jn 4, 10). De ceci dépend tout le reste, y compris notre possibilité même d'aimer Dieu : « Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19).


1. L'amour de Dieu dans l'éternité

Jean est l'homme des grands sauts. En reconstituant l'histoire terrestre du Christ, les autres se sont arrêtés à sa naissance, de Marie ; Jean, quant à lui, fait un grand bond en arrière, du temps à l'éternité : « Au commencement était le Verbe ». Il fait de même à propos de l'amour. Tous les autres, y compris Paul, ont parlé de l'amour de Dieu qui se manifeste dans l'histoire et culmine dans la mort du Christ ; Jean, lui, remonte au-delà de l'histoire. Il ne nous présente pas seulement un Dieu qui aime, mais un Dieu qui est amour. « Au commencement était l'amour, et l'amour était auprès de Dieu, et l'amour était Dieu » : nous pouvons donc expliciter son affirmation : « Dieu est amour » (1 Jn 4, 10).

A propos de cette affirmation, Augustin a écrit : « Si, dans toute cette Lettre de Jean et dans toutes les pages de l'Ecriture, il n'y avait aucun autre éloge de l'amour que cette seule parole, que Dieu est amour..., nous ne devrions demander rien de plus » 2. Toute la Bible ne fait que « raconter l'amour de Dieu » 3. C'est la nouvelle qui soutient et explique toutes les autres. On discute à n'en plus finir, et cela ne date pas d'aujourd'hui, pour savoir si Dieu existe ; mais je crois que la chose la plus importante n'est pas de savoir si Dieu existe, mais s'il est amour 4. Si, par hasard, il existait mais n'était pas amour, il y aurait bien plus à craindre qu'à se réjouir de son existence, comme cela a été le cas dans divers peuples et civilisations. La foi chrétienne nous garantit justement ceci : Dieu existe et il est amour!

Le point de départ de notre voyage est la Trinité. Pourquoi les chrétiens croient-ils à la Trinité ? La réponse est : parce qu'ils croient que Dieu est amour. Là où Dieu est conçu comme la Loi suprême, il n'y a évidemment pas besoin d'une pluralité de personnes et la Trinité est alors incompréhensible. Le droit et le pouvoir peuvent être exercés par une seule personne, l'amour non.

Il n'y a pas d'amour qui ne soit amour de quelque chose ou de quelqu'un, de même que - dit le philosophe Edmund Husserl - il n'y a pas de connaissance qui ne soit pas connaissance de quelque chose. Qui aime Dieu au point de pouvoir se définir amour ? L'humanité ? Mais les hommes n'existent que depuis quelques millions d'années ; avant ce moment-là, qui aimait Dieu de façon à pouvoir se définir « amour » ? On ne peut pas avoir commencé à être amour à un moment donné du temps, parce que Dieu ne peut modifier son essence. Le cosmos ? Mais l'univers existe depuis quelques milliards d'années ; auparavant, qui aimait Dieu pour pouvoir se définir amour ? On ne peut pas dire : il s'aimait soi-même, parce que s'aimer soi-même n'est pas de l'amour, mais de l'égoïsme ou, comme disent les psychologues, du narcissisme.

Et voici la réponse de la révélation chrétienne que l'Eglise a recueillie du Christ et a explicitée dans son credo. Dieu est amour en soi, avant le Temps, parce que depuis toujours il a en lui un Fils, le Verbe, qui aime d'un amour infini qui est l'Esprit Saint. Dans tout amour, il y a toujours trois réalités ou sujets : un qui aime, un qui est aimé et l'amour qui les unit.


2. L'amour de Dieu dans la création

Lorsque cet amour fontal, amour source, se déploie dans le temps, on a l'histoire du salut. La première étape est la création. L'amour est, par essence, diffusion de soi (diffusivum sui), c'est-à-dire qu'il tend à se communiquer . Puisque « l'agir suit l'être », Dieu étant amour, crée par amour. « Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ? » : c'est la deuxième question du catéchisme d'autrefois, et la réponse était : « Pour le connaître, l'aimer et le servir dans cette vie et pour jouir de lui pour toujours dans l'autre, au Paradis ». Réponse irréprochable, mais partielle. Elle répond à la question sur la cause : « dans quel but, pour quelle fin Dieu nous a-t-il créés »; elle ne répond pas à la question sur la cause causante : « pourquoi nous a-t-il créés, quelle raison l'a poussé à nous créer ». A cette question, on ne doit pas répondre : « pour que nous l'aimions », mais « parce qu'il nous aimait ». « Etre, c'est être aimés » : tel est le principe de la métaphysique chrétienne, selon le philosophe catholique Gabriel Marcel.

Selon la théologie rabbinique, que le Saint-Père a faite sienne dans son dernier livre sur Jésus, « le cosmos est créé non pour que s'y multiplient les astres et tant d'autres choses, mais pour que s'y trouve un espace pour l''alliance', pour le 'oui' de l'amour entre Dieu et l'homme qui lui répond »5. La création est en vue du dialogue d'amour de Dieu avec ses créatures.

Combien, sur ce point, la vision chrétienne de l'origine de l'univers est loin de celle du scientisme athée que nous évoquions dans notre prédication de l'Avent ! Une des souffrances les plus profondes pour un jeune homme ou une jeune fille, est de découvrir un jour qu'il (ou elle) est venu au monde un jour par hasard, peut-être par une erreur des parents, qu'il n'a pas été voulu, ni attendu. Un certain scientisme athée semble s'appliquer à infliger ce type de souffrance à l'humanité tout entière. Personne ne saurait mieux nous convaincre du fait que nous sommes créés par amour que sainte Catherine de Sienne dans son ardente prière à la Trinité :

« Comment se fait-il, Père éternel, que vous ayez créé votre créature ? [...]. Le feu de ta charité t'a contraint. Oh amour ineffable, bien que dans ta lumière tu aies vu toutes les iniquités que ta créature devait commettre contre toi, infinie bonté, tu as fait comme si tu ne le voyais pas, mais tu as posé ton regard sur la 'beauté' de ta créature, de laquelle, comme fou et enivré d'amour, tu t'es énamouré - et par amour tu l'as tirée de toi et lui as donné l'être à ton image et ressemblance. Toi, vérité éternelle, tu as éclairé pour moi ta vérité, c'est-à-dire que l'amour t'a contraint à la créer ».

Ceci n'est pas seulement agapè, amour de miséricorde, de don, amour descendant ; c'est aussi eros, et à l'état pur ; attraction vers l'objet de l'amour, considération et fascination devant sa beauté.


3. L'amour de Dieu dans la révélation

La seconde étape de l'amour de Dieu est la révélation, l'Ecriture. Dieu nous parle de son amour surtout par les prophètes. Il dit dans Osée : « Quand Israël était jeune, je l'aimai [...]. Et moi j'avais appris à marcher à Ephraïm, je le prenais par les bras [...]. Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d'amour ; j'étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson, tout contre leur joue, je m'inclinais vers lui et le faisais manger [...]. Comment t'abandonnerais-je, Ephraïm ? [...] Mon cœur en moi est bouleversé, toutes mes entrailles frémissent. » (Os 11, 1-8).

Nous retrouvons ce même langage chez Isaïe : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles? » (Is 49, 15) et dans Jérémie : « Ephraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant tellement préféré, que chaque fois que j'en parle, je veuille encore me souvenir de lui ? C'est pour cela que mes entrailles s'émeuvent pour lui, que pour lui déborde ma tendresse » (Jr 31, 20).

Dans ces oracles, l'amour de Dieu s'exprime simultanément comme amour paternel et maternel. L'amour paternel est fait d'encouragement et de sollicitude ; le père veut faire grandir le fils et le conduire à la pleine maturité. C'est pourquoi il le corrige et difficilement fera son éloge en sa présence, de peur que celui-ci se croit ‘arrivé' et qu'il cesse de progresser. En revanche, l'amour maternel est fait d'accueil et de tendresse ; c'est un amour « viscéral» ; il part des fibres profondes de l'être de la mère, là où la créature s'est formée, et de là saisit toute sa personne en faisant « frémir ses entrailles ».

Dans la sphère humaine, ces deux types d'amour - masculin et maternel - sont toujours, plus ou moins nettement, répartis. Le philosophe Sénèque disait : « Vois quelle différence entre la tendresse d'un père et celle d'une mère ! Le père réveille son fils de bonne heure pour qu'il se livre à l'étude, il ne le souffre pas à rien faire, il fait couler ses sueurs et quelquefois ses larmes. La mère, au contraire, le réchauffe sur son sein, toujours elle veut le tenir tout près, éloigner de lui les pleurs, le chagrin, le travail » 6. Mais, alors que le dieu du philosophe païen a pour l'homme uniquement « les sentiments d'un père qui aime sans faiblesse » (ce sont ses propres mots), le Dieu biblique a en plus les sentiments d'une mère qui aime « avec faiblesse ».

L'homme connaît par expérience un autre type d'amour, celui dont on dit qu'il est « fort comme la Mort et ses traits sont des traits de feu » (cf. Ct 8, 6 : " Place-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras ; car l'amour est fort comme la mort ; la jalousie est inflexible comme le sépulcre. Ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de Jah. "). Et Dieu a même recours dans la Bible à ce type d'amour, pour nous donner une idée de son amour passionné pour nous. Toutes les phases et les vicissitudes de l'amour sont évoquées et utilisées à cette fin : l'enchantement de l'amour naissant au moment des fiançailles (cf. Jr 2, 2 : " Va, et crie aux oreilles de Jérusalem ces paroles : Ainsi a dit l'Eternel : Je me suis souvenu de la piété de ta jeunesse, de ton amour au temps de tes fiançailles, alors que tu me suivais au désert, au pays qu'on n'ensemence pas. ") ; la plénitude de la joie le jour du mariage (cf. Is 62, 5 : " Comme un jeune homme épouse une vierge, ton bâtisseur t'épousera. Et c'est la joie de l'époux au sujet de l'épouse que ton Dieu éprouvera à ton sujet ") ; le drame de la rupture (cf. Os 2, 4 ss : " Et quant à ses enfants, je n'en aurai pas compassion, car ils sont des enfants de prostitution. 2.5 Car leur mère s'est prostituée celle qui les a conçus a fait des choses honteuses, car elle a dit : Je m'en irai après mes amants, qui me donnent mon pain et mon eau, ma laine et mon lin, mon huile et mes boissons. 2.6 C'est pourquoi je vais te barrer le chemin avec des ronces ; j'élèverai un mur, et elle ne trouvera pas ses sentiers. 2.7 Elle poursuivra ses amants sans les atteindre, elle les cherchera sans les trouver. Puis elle dira : Je veux aller et retourner vers mon premier mari, car j'étais mieux alors que maintenant. 2.8 Car elle n'avait pas su que c'était moi qui lui avais donné le froment, le moût et l'huile, et l'argent en abondance et l'or qu'ils ont employés pour Baal. 2.9 C'est pourquoi je reprendrai mon froment en son temps, et mon moût dans sa saison, et je retirerai ma laine et mon lin dont elle couvre sa nudité. 2.10 Et maintenant, je découvrirai sa honte aux yeux de ses amants et personne ne l'arrachera de ma main. 2.11 Et je ferai cesser toutes ses réjouissances : ses fêtes, ses nouvelles lunes, ses sabbats et toutes ses solennités. 2.12 Et je dévasterai sa vigne et son figuier dont elle disait : C'est un cadeau que m'ont fait mes amants. Et je les réduirai en forêts, et les bêtes sauvages les dévoreront. 2.13 Et je la punirai pour les jours des Baals auxquels elle offrait des encensements ; et elle se parait de son anneau et de son collier, et elle suivait ses amants ; et moi, elle m'a oublié, dit l'Eternel. 2.14 C'est pourquoi, je m'en vais l'attirer et je la mènerai dans le désert et je lui parlerai selon son cœur. 2.15 Et de là, je lui donnerai ses vignes, et la vallée d'Acor pour porte d'espérance ; et elle répondra là comme aux jours de sa jeunesse et comme au jour où elle monta hors du pays d'Egypte. 2.16 Et il arrivera en ce jour-là, dit l'Eternel, que tu m'appelleras : Mon mari, et tu ne m'appelleras plus : Mon Baal. 2.17 Et j'ôterai les noms des Baals de sa bouche, et l'on ne se souviendra plus de leur nom. 2.18 Et je ferai pour eux en ce jour-là un pacte avec les bêtes sauvages et avec les oiseaux des cieux et les reptiles de la terre ; je briserai pour les jeter hors du pays, l'arc, l'épée et la guerre, et je les y ferai habiter en sécurité. 2.19 Et je te fiancerai à moi à jamais, je te fiancerai à moi en justice et en jugement, en grâce et en tendresse. 2.20 Je te fiancerai à moi en [toute bonne] foi, et tu connaîtras l'Eternel. 2.21 Et il arrivera en ce jour-là que je répondrai, dit l'Eternel ; je répondrai aux cieux, et eux répondront à la terre. 2.22 Et la terre répondra au froment, au moût et à l'huile, et eux répondront à Jizréel. 2.23 Et je le sèmerai pour moi dans le pays et j'aurai compassion de Lo-Ruchama (non graciée), et je dirai à Lo-Ammi (non mon peuple) : Tu es mon peuple ! et lui dira : Mon Dieu ! ") et enfin le rétablissement, plein d'espérance, du lien ancien (cf. Os 2, 16 : " Et il arrivera en ce jour-là, dit l'Eternel, que tu m'appelleras : Mon mari, et tu ne m'appelleras plus : Mon Baal. " ; Is 54, 8 : " Débordant de fureur, un instant, je t'avais caché ma face. Dans un amour éternel, j'ai eu pitié de toi dit Yahvé, ton rédempteur ").

L'amour sponsal est, fondamentalement, un amour de désir et de choix. S'il est vrai que l'homme désire Dieu, le contraire est également vrai, de manière mystérieuse, à savoir que Dieu désire l'homme, veut et apprécie son amour, éprouve à son sujet « la joie de l'époux au sujet de l'épouse » (Is 62, 5) !

Comme le fait observer le Saint-Père dans son encyclique « Deus caritas est », la métaphore nuptiale qui traverse quasiment toute la Bible et inspire le langage de l'« alliance », est la meilleure preuve que même l'amour de Dieu pour nous est à la fois eros et agapè, donner et chercher. Il ne peut être réduit à la seule miséricorde, à un « faire la charité » à l'homme, au sens le plus limité du terme.


4. L'amour de Dieu dans l'incarnation

C'est ainsi que nous arrivons à l'étape décisive de l'amour de Dieu, l'incarnation : « Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique » (Jn 3, 16). Face à l'incarnation, on se pose la même question que pour la création. Pourquoi Dieu s'est-il fait homme ? Cur Deus homo ? Pendant longtemps la réponse a été : pour nous racheter du péché. Duns Scot a approfondi cette réponse, faisant de l'amour le motif fondamental de l'incarnation, comme de toutes les autres œuvres ad extra de la Trinité.

En premier lieu, dit Scot, Dieu s'aime lui-même ; en deuxième lieu, il veut être aimé par d'autres êtres ( secundo vult alios habere condiligentes ). S'il décide l'incarnation, c'est pour qu'il y ait un autre être qui l'aime d'un amour le plus grand possible, en dehors de lui-même7. L'incarnation aurait donc eu lieu même si Adam n'avait pas péché. Le Christ a été le premier pensé, le premier voulu, le « Premier-Né de toute créature » (Col 1,15), non la solution à un problème intervenu à la suite du péché d'Adam.

Mais la réponse de Scot est partielle et peut être complétée en se fondant sur ce que nous dit l'Ecriture. Dieu a voulu l'incarnation de son Fils, non seulement pour avoir quelqu'un à l'extérieur de lui qui l'aimât de façon digne de lui, mais aussi et surtout pour avoir à l'extérieur de lui quelqu'un à aimer de façon digne de lui! Et c'est le Fils fait homme, en lequel le Père « mets toute sa complaisance » et avec lui nous tous devenus « fils dans le Fils ».

Le Christ est la preuve suprême de l'amour de Dieu pour l'homme pas seulement objectivement, à la manière d'un gage d'amour que l'on donne à quelqu'un ; il l'est aussi subjectivement. En d'autres termes, il n'est pas seulement la preuve de l'amour de Dieu, mais il est l'amour même de Dieu qui a revêtu une forme humaine pour pouvoir aimer et être aimé de l'intérieur de notre situation. Au commencement était l'« amour » et l'« amour s'est fait chair » : c'est ainsi qu'un très ancien écrit chrétien paraphrase les paroles du Prologue de Jean. 8.

Saint Paul forge une expression appropriée pour cette nouvelle modalité de l'amour de Dieu, il l'appelle « l'amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus » (Rm 8, 39). Si, comme nous le disions la dernière fois, notre amour pour Dieu doit désormais s'exprimer concrètement en amour pour le Christ, c'est parce que tout amour de Dieu pour nous s'est d'abord exprimé et recueilli dans le Christ.

5. L'amour de Dieu répandu dans les cœurs

L'histoire de l'amour de Dieu ne se termine pas avec la Pâque du Christ mais se prolonge à travers la Pentecôte qui rend présent et agissant « l'amour de Dieu en Jésus Christ » jusqu'à la fin du monde. Nous ne sommes pas contraints, par conséquent, à vivre seulement du souvenir de l'amour de Dieu, comme d'une chose passée. « L'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint Esprit qui nous fut donné ». (Rm 5, 5).

Mais qu'est ce que cet amour reversé dans notre cœur à travers le baptême ? Un sentiment de Dieu pour nous ? Une attitude bienveillante à notre égard ? Une inclination ? C'est-à-dire quelque chose d'intentionnel ? C'est bien plus que cela ; c'est quelque chose de réel. C'est, littéralement, l'amour de Dieu, c'est-à-dire l'amour qui circule dans la Trinité entre le Père et le Fils et qui, à travers l'incarnation, a pris une forme humaine et devient maintenant participant de nous-mêmes en « demeurant » en nous. « Mon Père l'aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui » (Jn 14, 23).

Nous devenons « participants de la divine nature » (2 P 1, 4), c'est-à-dire participants de l'amour divin. Nous nous retrouvons, par grâce, explique saint Jean de la Croix, dans le tourbillon d'amour qui passe depuis toujours, dans la Trinité, entre le Père et le Fils9. Mieux encore : dans le tourbillon d'amour qui passe, maintenant, au ciel, entre le Père et son Fils Jésus Christ ressuscité d'entre les morts, dont nous sommes les membres.


6. Nous avons cru à l'amour de Dieu!

Vénérables pères, frères et sœurs, ce que je viens de tracer pauvrement est la révélation objective de l'amour de Dieu dans l'histoire. Venons-en maintenant à nous : que ferons-nous, que dirons-nous après avoir entendu combien Dieu nous aime ? Une première réponse est : aimer Dieu en retour! N'est-ce pas le premier et le plus grand commandement de la loi ? Oui, mais il vient après. Autre réponse possible : nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés! L'évangéliste Jean ne dit-il pas que, si Dieu nous a aimés, « nous devons nous aussi nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4, 11) ? Cela aussi vient après ; avant, il y a une autre chose à faire. Croire à l'amour de Dieu! Après avoir dit que « Dieu est amour », l'évangéliste Jean s'exclame : « Nous avons cru à l'amour de Dieu pour nous » (cf. 1 Jn 4, 16 : " Jésus lui dit : Va, appelle ton mari, et viens ici. ").

La foi, par conséquent. Mais ici, il s'agit d'une foi spéciale : la foi-étonnement, la foi incrédule (un paradoxe, je sais, mais c'est bien ça!), la foi qui ne réussit pas à comprendre ce à quoi elle croit, même si elle y croit. Comment se peut-il que Dieu, infiniment heureux dans son éternité tranquille, ait eu le désir non seulement de nous créer mais aussi de venir, en personne, souffrir au milieu de nous ? Comment cela est-il possible ? Eh bien, c'est cela la foi-étonnement, la foi qui rend heureux.

Le grand converti et apologiste de la foi Clive Staples Lewis (l'auteur de la série des « Chroniques de Narnia », récemment portée à l'écran), a écrit un roman insolite intitulé « Tactique du diable ». Ce sont des lettres qu'un diable ancien écrit à un petit diable, jeune et inexpérimenté occupé sur la terre à séduire un jeune londonien qui vient tout juste de renouer avec la pratique chrétienne. Son intention est de lui enseigner la stratégie pour y parvenir. Il s'agit d'un traité de morale et d'ascèse, moderne et d'une très grande finesse, à lire à l'envers, c'est-à-dire en faisant exactement le contraire de ce qui est suggéré.

A un moment donné, l'auteur nous fait assister à une sorte de discussion entre les démons. Ils sont incapables de comprendre que l'Ennemi (c'est ainsi qu'il nomme Dieu) puisse vraiment aimer ces « vers que sont les hommes et désire leur liberté ». Ils sont certains que cela n'est pas possible. Il doit forcément y avoir une tromperie, une astuce. Nous enquêtons, disent-ils, depuis le jour où « Notre Père » (c'est ainsi qu'ils appellent Lucifer), a, précisément pour cette raison, pris ses distances par rapport à lui ; nous ne l'avons pas encore découverte mais un jour, nous la trouverons10. L'amour de Dieu pour ses créatures est, pour eux, le mystère des mystères. Et je crois que, là au moins, les démons ont raison.

On dirait qu'il s'agit d'une foi facile et agréable ; et pourtant c'est peut-être la chose la plus difficile qui soit, même pour nous, créatures humaines. Croyons-nous vraiment que Dieu nous aime ? Ce n'est pas que nous n'y croyons pas vraiment, mais au moins que nous n'y croyons pas assez ! Si nous y croyions, notre vie, nous-mêmes, les choses, les événements, la souffrance même, tout se transformerait immédiatement sous nos yeux. Nous serions aujourd'hui même au paradis parce que le paradis n'est rien d'autre que cela : jouir pleinement de l'amour de Dieu.

Le monde a fait qu'il est de plus en plus difficile de croire à l'amour. Qui a été trahi ou blessé un jour, a peur d'aimer et d'être aimé parce qu'il sait combien cela fait mal d'être trompé. Si bien que la foule de ceux qui ne réussissent pas à croire à l'amour de Dieu - et même à n'importe quel amour - ne cesse de grossir ; la marque de notre culture sécularisée est le désenchantement et le cynisme. Sur le plan personnel il y a ensuite l'expérience de notre pauvreté et de notre misère qui nous fait dire : « Oui, cet amour de Dieu est beau, mais il n'est pas pour moi! Je n'en suis pas digne... ».

Les hommes ont besoin de savoir que Dieu les aime et personne mieux que les disciples du Christ n'est en mesure de leur apporter cette bonne nouvelle. D'autres, à travers le monde, partagent avec les chrétiens la crainte de Dieu, la préoccupation pour la justice sociale et le respect de l'homme, pour la paix et la tolérance ; mais personne - je dis bien personne - ni parmi les philosophes, ni parmi les religions, ne dit à l'homme que Dieu l'aime, qu'il l'a aimé le premier, qu'il l'aime d'un amour de miséricorde et de désir : avec eros et agape.

Saint Paul nous suggère une méthode pour appliquer la lumière de l'amour de Dieu à notre existence concrète. Voici ce qu'il écrit : « Qui nous séparera de l'amour du Christ ? La tribulation, l'angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? (...) Mais en tout cela nous sommes les grands vainqueurs par celui qui nous a aimés » (Rm 8, 35-37). Les périls et les ennemis de l'amour de Dieu qu'il énumère sont ceux qu'il a, de fait, expérimentés durant sa vie : l'angoisse, la persécution, le glaive... (cf. 2 Co 11, 23 ss : " 11.23 Sont-ils serviteurs de Christ ? (je parle en insensé ) : moi plus encore ; en travaux, bien plus ; en blessures, excessivement ; en prisons, bien plus ; en dangers de mort, plusieurs fois. 11.24 J'ai reçu des Juifs, cinq fois, quarante coups moins un ; 11.25 j'ai été battu de verges trois fois, j'ai été lapidé une fois, j'ai fait naufrage trois fois, j'ai passé un jour et une nuit dans le profond de la mer ; 11.26 en voyage souvent, en danger sur les rivières, en danger des voleurs, en danger de la part de ma nation, en danger de la part des païens, en danger dans les villes, en danger dans les déserts, en danger sur la mer, en danger parmi les faux frères ; 11.27 dans le travail et la peine, dans les veilles souvent, dans la faim, dans la soif, dans les jeûnes souvent, dans le froid et la nudité. 11.28 Outre les choses du dehors, je suis assailli tous les jours par les inquiétudes que me donnent toutes les Eglises. 11.29 Qui est faible, que je ne sois faible aussi ? Qui est scandalisé, que je ne brûle aussi ? 11.30 S'il faut se glorifier, je me glorifierai de ce qui regarde mes faiblesses. 11.31 Le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui est béni éternellement, sait que je ne mens point. 11.32 A Damas, celui qui en était gouverneur pour le roi Arétas, gardait la ville des Damascéniens, pour se saisir de moi ; 11.33 et l'on me descendit de la muraille par une fenêtre, dans une corbeille, et j'échappai ainsi de ses mains. "). Il les passe en revue dans son esprit et constate qu'aucun d'eux n'est assez fort pour l'emporter dans une confrontation avec la pensée de l'amour de Dieu.

Nous sommes invités à faire comme lui : à regarder notre vie, telle qu'elle se présente, à faire remonter à la surface les peurs qui s'y cachent, les tristesses, les menaces, les complexes, tel défaut physique ou moral, ce souvenir pénible qui nous humilie, et à tout exposer à la lumière de la pensée que Dieu nous aime.

L'Apôtre fait passer son regard de sa vie personnelle au monde qui l'entoure. « Oui, j'en ai l'assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8, 38-39). Il observe « son » monde, avec les puissances qui le rendaient alors menaçant : la mort avec son mystère, la vie présente avec ses illusions, les puissances astrales ou de l'enfer qui inspiraient tant de terreur à l'homme antique.

Nous pouvons faire la même chose : regarder le monde qui nous entoure et qui nous fait peur. La « hauteur » et la « profondeur » sont pour nous aujourd'hui l'infiniment grand, vers le haut et l'infiniment petit, vers le bas, l'univers et l'atome. Tout est prêt à nous écraser ; l'homme est faible et seul, dans un univers tellement plus grand que lui et devenu même encore plus menaçant après les découvertes scientifiques qu'il a faites et qu'il ne réussit pas à maîtriser, comme nous le montre de façon dramatique l'affaire des réacteurs nucléaires de Fukushima.

Tout peut être remis en question, toutes les sécurités peuvent venir à nous manquer mais jamais celle-ci : que Dieu nous aime et est plus fort que tout. « Le secours me vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre ».
Traduit de l'italien par ZF11040104

1 Aristotele, Metafisica, XII, 7, 1072b.
2 S. Agostino, Trattati sulla Prima lettera di Giovanni, 7, 4.
3 S. Agostino, De catechizandis rudibus, I, 8, 4: PL 40, 319.
4 Cf. S. Kierkegaard, Discorsi edificanti in diverso spirito, 3: Il Vangelo
delle sofferenze, IV.
5 Joseph Razinger - Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Editions du Rocher 2011,
p. 101
6 Seneca, De Providentia, 2, 5 s.
7 Duns Scoto, Opus Oxoniense, I,d.17, q.3, n.31; Rep., II, d.27, q. un., n.3
8 Evangelium veritatis (dai Codici di Nag-Hammadi).
9 Cf. S. Giovanni della Croce, Cantico spirituale A, strofa 38.
10 C.S. Lewis, The Screwtape Letters, 1942, cap. XIX

Première prédication de carême en présence de Benoît XVI - 25.03.11

Sources : www.vatican.va
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde - (E.S.M.) 01.04.2011 - T/Méditation


Lien : http://eucharistiemisericor.free.fr/index.php?page=0104111_predication2

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Les 4 prédications de Carême_Première prédication de carême en présence de Benoît XVI  Empty Troisième prédication de Carême en présence du pape Benoît XVI

Message  Invité Jeu 14 Avr 2011 - 4:06

Troisième prédication de Carême en présence du pape Benoît XVI

Le 08 avril 2011 - E.S. M. - Nous publions ci-dessous le texte intégral de la troisième prédication de carême prononcée ce vendredi par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

P. Raniero Cantalamessa ofmCap.

Les 4 prédications de Carême_Première prédication de carême en présence de Benoît XVI  08041110


QUE VOTRE CHARITE SOIT SANS FEINTE

1. Tu aimeras ton prochain comme toi-même

Un phénomène a été observé. Le Jourdain, en suivant son cours, forme deux petites mers : la mer de Galilée et la mer Morte. Mais tandis que la mer de Galilée est une mer grouillante de vie, parmi les eaux les plus poissonneuses de la terre, la mer Morte, comme son nom l'indique, est une mer « morte » : il n'y a aucune trace de vie, ni en elle ni aux alentours, seulement du sel. Il s'agit pourtant de la même eau du Jourdain. L'explication, du moins partielle, est celle-ci : la mer de Galilée reçoit les eaux du Jourdain, mais ne les retient pas pour elle, les laisse s'écouler pour permettre d'irriguer toute la vallée du Jourdain. La mer Morte reçoit les eaux et les retient pour elle, elle n'a pas d'émissaires, il n'en sort pas une goutte d'eau. C'est un symbole. Pour recevoir l'amour de Dieu, nous devons en donner à nos frères, et plus nous en donnons, plus nous en recevons. C'est sur quoi nous voulons réfléchir dans cette méditation.

Après avoir réfléchi dans les premières méditations sur l'amour de Dieu comme don, le moment est venu de méditer sur le devoir d'aimer, et en particulier sur le devoir d'aimer son prochain. Le lien entre les deux amours est exprimé de manière programmatique par la parole de Dieu : « Si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4, 11).


« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mc 12,31) était un commandement ancien, écrit dans la loi de Moïse (Lv 19, 18 : "
Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune contre les enfants de ton peuple et tu aimeras ton prochain comme toi-même : je suis l'Eternel. ") et Jésus le cite comme tel (Lc 10, 27 : " Et lui, répondant, dit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-même. "). Comment se fait-il donc que Jésus l'appelle « son » commandement et le commandement « nouveau » ? La réponse est qu'avec lui ont changé l'objet, le sujet et le motif de l'amour du prochain.

Tout d'abord, l'objet a changé, c'est-à-dire celui qui est le prochain à aimer. Celui-ci n'est plus le compatriote ou, tout au plus, l'hôte qui habite avec le peuple, mais tout homme, même l'étranger (le Samaritain!), même l'ennemi. Il est vrai que la seconde partie de la phrase « Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi » (Mt 5, 43) ne se trouve pas littéralement dans l'Ancien Testament, mais elle en résume l'orientation générale, exprimée dans la loi du talion « œil pour œil, dent pour dent » (Lv 24, 20 : " Fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent : on lui fera le même mal qu'il a fait à son prochain. "), surtout si on la met en parallèle avec ce que Jésus exige des siens : «5.44 Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent ; 5.45 afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. 5.46 Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous ? les péagers aussi ne le font-ils pas ? 5.47 Et si vous ne faites accueil qu'à vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens aussi ne le font-ils pas ? » (Mt 5, 44-47).

A changé aussi le sujet de l'amour du prochain, autrement dit la signification du mot prochain. Celui-ci n'est pas l'autre ; c'est moi ; ce n'est pas celui qui est proche, mais celui qui se fait proche. Avec la parabole du bon Samaritain, Jésus montre qu'il ne faut pas attendre passivement que le prochain surgisse sur ma route, précédé d'une multitude de signaux lumineux, toutes sirènes déployées. Le prochain, c'est toi, c'est-à-dire celui que tu peux devenir. Le prochain n'existe pas au départ, il n'y aura un prochain que s'il devient prochain de quelqu'un.

A changé surtout le modèle ou la mesure de l'amour du prochain. Jusqu'à Jésus, le modèle était l'amour de soi : « comme toi-même »
(Mc 12,31) . Dieu, a-t-on dit, ne pouvait fixer l'amour du prochain à un « pieu » plus solide que celui-ci ; il n'aurait pas atteint non plus le même objectif s'il avait dit : « Tu aimeras ton prochain comme ton Dieu! », parce que sur l'amour de Dieu - c'est-à-dire sur ce que signifie aimer Dieu - l'homme peut encore tricher, mais sur l'amour de soi, non. L'homme sait très bien ce que signifie, en toute circonstance, s'aimer soi-même ; c'est un miroir qu'il toujours devant soi, qui ne laisse pas d'échappatoire1.

En revanche, Dieu laisse une échappatoire, et c'est pourquoi il remplace ce modèle par un autre modèle et une autre mesure : « Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés » (Jn 15, 12). L'homme peut mal s'aimer, autrement dit désirer le mal, non le bien, aimer le vice, non la vertu. Si pareil homme aime les autres comme lui-même et veut pour les autres les choses qu'il veut pour lui-même, elle est bien à plaindre la personne qui est aimée de la sorte! Nous savons, en revanche, où nous conduit l'amour de Jésus : à la vérité, au bien, au Père. Celui qui le suit, lui, « ne marche pas dans les ténèbres » (Jn 8, 12). Il nous a aimés en mourant pour nous, alors que nous étions encore pécheurs, c'est-à-dire ennemis (Rm 5, 6 ss : " 5.6 Car lorsque nous étions encore sans force, Christ, au temps marqué, est mort pour des impies. 5.7 En effet, c'est à peine si quelqu'un mourra pour un juste (car pour l'homme de bien peut-être quelqu'un se résoudra-t-il encore à mourir) ; 5.8 mais Dieu prouve son amour envers nous en ce que Christ est mort pour nous quand nous étions encore des pécheurs. 5.9 A bien plus forte raison donc, étant maintenant justifiés par son sang, serons-nous sauvés par lui de la colère. 5.10 Car si, lorsque nous étions ses ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à bien plus forte raison, étant réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie ; 5.11 et non seulement cela, mais encore en nous glorifiant de Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ, par lequel maintenant nous avons obtenu la réconciliation. 5.12 C'est pourquoi, comme par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu'ainsi la mort a pénétré dans tous les hommes, sur quoi tous ont péché... 5.13 Car jusqu'à la loi, le péché était dans le monde ; mais le péché n'est pas imputé quand il n'y a point de loi ; 5.14 cependant la loi a régné depuis Adam jusqu'à Moïse, même sur ceux qui n'avaient pas péché par une transgression semblable à celle d'Adam, lequel est une figure de celui qui devait venir. 5.15 Mais il n'en est pas du don de grâce comme de la faute ; car si, par la faute d'un seul, tous les autres sont morts, à bien plus forte raison la grâce de Dieu et le don en la grâce, venant d'un seul homme, Jésus-Christ, ont-ils abondé pour tous les autres. 5.16 Et il n'en est pas de ce don comme de ce qui est arrivé par un seul qui a péché ; car le jugement, à la suite d'une seule faute, a abouti à la condamnation, tandis que le don de grâce, à la suite d'un grand nombre de fautes, a abouti à la justification. 5.17 Car si, par la faute d'un seul, la mort a régné par ce seul, à bien plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et du don de la justice régneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ. 5.18 Ainsi donc, comme par une seule faute il y a eu condamnation pour tous les hommes, de même aussi par un seul acte de justification, il y a, pour tous les hommes, une justification qui produit la vie. 5.19 Car comme, par la désobéissance d'un seul homme, tous les autres ont été constitués pécheurs, de même aussi, par l'obéissance d'un seul, tous les autres seront constitués justes. 5.20 Or la loi est intervenue, afin que la faute abondât ; mais là où le péché a abondé, la grâce a surabondé ; 5.21 afin que, comme le péché a régné dans la mort, de même aussi la grâce régnât par la justice pour la vie éternelle par Jésus-Christ notre Seigneur. ").

On comprend alors ce que veut dire l'évangéliste Jean avec son affirmation apparemment contradictoire : «
2.7 Bien-aimés, je ne vous écris pas un commandement nouveau, mais un commandement ancien, celui que vous aviez dès le commencement ; ce commandement ancien, c'est la parole que vous avez entendue. 2.8 Toutefois, c'est un commandement nouveau que je vous écris, » (1 Jn 2, 7-8). Le commandement de l'amour du prochain est « ancien » littéralement, mais « nouveau » de la nouveauté même de l'évangile. Nouveau - explique le pape dans un chapitre de son nouveau livre sur Jésus - car il n'est plus seulement « loi », mais aussi, et avant tout, « grâce », s'il se fonde sur la communion avec le Christ, rendue possible par le don de l'Esprit.2

Avec Jésus on passe de la loi du talion, ou entre deux acteurs - « Ce que l'autre t'a fait, fais-le à lui » - à la loi de la transition, ou avec trois acteurs : « Ce que Dieu t'a fait, toi fais-le à l'autre », ou, en partant de la direction opposée : « Ce que tu auras fait avec l'autre, c'est ce que Dieu fera avec toi ». On ne compte plus les paroles de Jésus et des apôtres qui répètent ce concept : « Comme Dieu vous a pardonné, pardonnez-vous aussi les uns les autres » : « Si vous ne pardonnez pas de tout cœur à vos ennemis, votre Père qui est aux cieux Père ne vous pardonnera pas non plus ». Se trouve ainsi coupée à la racine l'excuse : « Mais lui ne m'aime pas, il m'offense... ». Ceci le regarde, lui, pas toi. Toi, seulement doit te concerner ce que tu fais à l'autre et comment tu te comportes face à ce que l'autre te fait.

La question principale reste en suspens : pourquoi ce curieux détournement, de l'amour de Dieu à l'amour du prochain ? Ne devrait-on pas s'attendre logiquement à : « Comme je vous ai aimés, aimez-moi »?, au lieu de : « Comme je vous ai aimés vous, aimez-vous les uns les autres »? Ici réside la différence entre l'amour purement eros et l'amour eros et agapè ensemble. L'amour purement érotique est en circuit fermé : « Aime-moi, Alfredo, aime-moi autant que moi je t'aime », chante Violetta dans la Traviata de Verdi : je t'aime, tu m'aimes. L'amour agapè est à circuit ouvert : il vient de Dieu et retourne à lui, mais en passant par le prochain. Jésus a inauguré lui-même ce nouveau genre d'amour : « Comme Le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés » (Jn 15, 9).

Sainte Catherine de Sienne nous en a donné l'explication la plus simple et convaincante. Elle fait dire à Dieu : « Je vous demande de m'aimer du même amour que je vous aime. Vous ne pouvez le faire complètement, puisque je vous ai aimés sans être aimé. Dès lors l'amour que vous avez pour moi est une dette que vous acquittez, non une grâce que vous me faites, tandis que l'amour que j'ai pour vous au contraire est une grâce que je vous accorde, et non une dette. Vous ne pouvez donc me rendre l'amour que je réclame, et cependant je vous en offre le moyen dans votre prochain : faites pour lui ce que vous ne pouvez faire pour moi. Mais je vous ai placés à côté de votre prochain, pour vous permettre de faire pour lui ce que vous ne pouvez faire pour moi : l'aimer par grâce, et avec désintéressement, sans en attendre aucun avantage. Je considère alors comme fait à moi ce que vous faites au prochain »3.


2. Aimez-vous de tout votre cœur

Après ces réflexions d'ordre général sur le commandement de l'amour du prochain, nous aborderons maintenant les qualités que doit revêtir cet amour. Elles sont fondamentalement au nombre de deux : il doit être un amour sincère et un amour actif, un amour du cœur et un amour en quelque sorte « des mains », d'action. Nous nous arrêterons ici sur la première qualité, en nous laissant guider par Paul, le grand chantre de l'amour.

La seconde partie de l'Epître aux Romains se présente comme une succession de recommandations sur l'amour mutuel au sein de la communauté chrétienne : «12.9 Que la charité soit sans hypocrisie. Ayez le mal en horreur ; attachez-vous fortement au bien. 12.10 Quant à l'amour fraternel, soyez pleins d'affection les uns pour les autres ; quant à l'estime, faisant chacun passer les autres avant lui ; 12.11 quant au zèle, pas indolents ; quant à l'esprit, fervents ; servant le Seigneur ; 12.12 quant à l'espérance, vous réjouissant ; quant à l'affliction, patients ; quant à la prière, persévérants ; 12.13 pourvoyant aux besoins des saints ; exerçant l'hospitalité. 12.14 Bénissez ceux qui vous persécutent, bénissez et ne maudissez point. 12.15 Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent ; pleurez avec ceux qui pleurent. 12.16 Ayez un même sentiment les uns envers les autres. N'aspirez pas aux grandeurs, mais marchez avec les humbles. Ne soyez point sages à vos propres yeux. 12.17 Ne rendez à personne le mal pour le mal. Appliquez-vous au bien. devant tous les hommes. 12.18 S'il est possible, autant que cela dépend de vous, soyez en paix avec tous les hommes. 12.19 Ne vous faites point justice à vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez agir la colère ; car il est écrit : C'est à moi de faire justice ; c'est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. 12.20 Mais, si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s'il a soif, donne-lui à boire ; car, en faisant cela, tu amasseras des charbons de feu sur sa tête. 12.21 Ne te laisse pas surmonter par le mal, mais surmonte le mal par le bien. » (Rm 12, 9 ss). « N'ayez de dettes envers personne, sinon celle de l'amour mutuel. Car celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi » (Rm 13, 8).

Pour saisir l'âme qui unifie toutes ces recommandations, l'idée fondamentale, ou mieux, le « sentiment » que Paul a de la charité, il faut partir de cette parole initiale : « Que votre charité soit sans feinte! » (Rm 12, 9) Il ne s'agit pas d'une parmi les nombreuses exhortations, mais de la matrice d'où découlent toutes les autres. Elle renferme le secret de la charité. Nous essaierons, avec l'aide de l'Esprit, de percer ce secret.

Le terme original utilisé par saint Paul et qui est traduit par « sans feinte », est anhypòkritos, c'est-à-dire sans hypocrisie. Ce vocable est une sorte de voyant ; c'est, en effet, un terme rare utilisé dans le Nouveau Testament, presque exclusivement pour définir l'amour chrétien. On retrouve encore l'expression « charité sans feinte » (anhypòkritos) dans 2 Corinthiens 6, 6 : " par la pureté, par la connaissance, par la longanimité, par la bonté, par l'Esprit-Saint, par une charité sincère, "et dans 1 Pierre 1, 22 : " Ayant donc purifié vos âmes dans l'obéissance à la vérité, pour avoir un amour fraternel sans hypocrisie, aimez-vous ardemment les uns les autres, du fond du cœur ; ". Ce dernier texte permet de saisir, en toute certitude, le sens du terme en question, car il l'explique par une périphrase ; l'amour sincère - dit-il - consiste à s'aimer sans défaillance « d'un cœur pur ».

Donc, Saint Paul, par cette simple affirmation :
« Que votre charité soit sans feinte! » (Rm 12, 9), porte le propos à la racine même de la charité, qui est le cœur. Ce qui est requis de l'amour, c'est qu'il soit sincère, authentique, non feint. Comme le vin, pour être « pur », doit être pressé à partir du raisin, il en est de même pour l'amour qui vient du cœur. En cela aussi, l'Apôtre se fait l'écho fidèle de la pensée de Jésus ; en effet, à plusieurs reprises et avec force, il avait indiqué le cœur comme le « lieu » où se décide la valeur de ce qui fait l'homme, ce qui est pur, ou impur, dans la vie d'une personne (Mt 15, 19 : " Car du cœur sortent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les fornications, les larcins, les faux témoignages, les calomnies. ").

On peut parler d'une intuition paulienne, à propos de la charité ; celle-ci consiste à révéler, derrière l'univers visible et extérieur de la charité, fait d'œuvres et de paroles, un autre univers tout intérieur, qui est par rapport au premier ce que l'âme est pour le corps. On retrouve cette intuition dans l'autre grand texte sur la charité, qui est 1 Corinthiens 13 : " 13.1 Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai point la charité, je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit. 13.2 Et quand j'aurais la prophétie, et que je connaîtrais tous les mystères, et toute la science ; et quand j'aurais toute la foi, jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai point la charité, je ne suis rien. 13.3 Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, cela ne me sert de rien. 13.4 La charité use de patience ; elle use de bonté ; la charité n'est point envieuse ; la charité ne se vante point ; elle ne s'enfle point ; 13.5 elle n'agit point malhonnêtement, elle ne cherche point son intérêt ; elle ne s'irrite point ; elle ne pense point le mal ; 13.6 elle ne se réjouit point de l'injustice ; mais elle se réjouit avec la vérité. 13.7 Elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout. 13.8 La charité ne périt jamais. Soit les prophéties, elles seront abolies ; soit les langues, elles cesseront ; soit la connaissance, elle sera abolie. 13.9 Car nous connaissons en partie, et nous prophétisons en partie ; 13.10 mais quand la perfection sera venue, ce qui est en partie sera aboli. 13.11 Quand j'étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; mais lorsque je suis devenu homme, j'ai aboli ce qui était de l'enfant. 13.12 Car maintenant nous voyons dans un miroir, obscurément, mais alors nous verrons face à face ; maintenant je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j'ai été aussi connu. 13.13 Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance et la charité ; mais la plus grande est la charité. ". Au fond, ce que dit saint Paul se réfère entièrement à cette charité intérieure, aux dispositions et aux sentiments de la charité : la charité est patiente ; la charité est bienveillante ; elle n'est pas envieuse, ne s'irrite pas ; elle excuse tout, croit tout, espère tout... Rien à voir, directement, avec faire du bien, ou avec les œuvres de charité ; mais tout se ramène à la racine du vouloir du bien. La bienveillance vient avant la bienfaisance.

L'apôtre lui-même explicite la différence entre les deux sphères de la charité, en affirmant que le plus grand acte de charité extérieure - distribuer ses biens aux pauvres - ne sert de rien, sans la charité intérieure (cf. 1 Co 13, 3 : " 13.3 Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, cela ne me sert de rien. "). Ce serait l'opposé de la charité « sincère ». La charité hypocrite, en effet, est précisément celle qui fait du bien, sans vouloir le bien, qui montre à l'extérieur quelque chose qui n'a pas son correspondant dans le cœur. Dans ce cas, on a une apparence de charité, qui peut, à la limite, dissimuler égoïsme, recherche de soi, instrumentalisation de son frère, ou même un simple remords de conscience.

Ce serait une erreur fatale d'opposer la charité du cœur et la charité des actes, ou de se réfugier dans la charité intérieure, pour y trouver une sorte d'alibi au manque de charité active. D'ailleurs, dire que sans la charité, « il ne sert de rien » même de tout donner aux pauvres, ne signifie pas dire que cela ne sert à personne et que c'est inutile ; mais cela signifie plutôt que ça ne me sert pas « à moi », alors que cela peut servir au pauvre qui la reçoit. Donc, il ne s'agit pas tant de minimiser l'importance des œuvres de charité (nous le verrons la prochaine fois), que d'assurer à celles-ci une base sûre contre l'égoïsme et ses ruses infinies. Saint Paul veut que les chrétiens soient « enracinés, fondés dans l'amour » (Ep 3, 17 : " que Christ habite dans vos cœurs par la foi, "), autrement dit, que l'amour soit la racine et le fondement de tout.

Aimer sincèrement signifie aimer à cette profondeur, là où tu ne peux pas mentir, car tu es seul face à toi-même, seul devant le miroir de ta conscience, sous le regard de Dieu. « Aime son frère - écrit saint Augustin - celui qui, devant Dieu, là où lui seul voit, tranquillise son cœur et se demande en son for intérieur si vraiment il agit ainsi par amour de son frère ; et cet œil qui pénètre dans son cœur, là où l'homme ne peut atteindre, lui rend témoignage »4. C'était donc un amour sincère, celui de Paul pour les Hébreux s'il pouvait dire : «9.1 Je dis la vérité en Christ, je ne mens point, ma conscience me rendant témoignage par l'Esprit saint : 9.2 j'éprouve une grande tristesse et un tourment continuel dans mon cœur. 9.3 Car je souhaiterais d'être moi-même anathème loin du Christ pour mes frères, mes parents selon la chair, » (Rm 9, 1-3).

Pour être authentique, la charité chrétienne doit donc partir de l'intérieur, du cœur ; les œuvres de miséricorde, des « entrailles de la miséricorde » (Col 3, 12). Cependant, il nous faut tout de suite préciser qu'il s'agit de quelque chose de beaucoup plus radical que la simple « intériorisation », c'est-à-dire de mettre l'accent non plus sur la pratique extérieure de la charité, mais sur la pratique intérieure. Ce n'est que le premier pas. L'intériorisation aboutit à la divinisation! Le chrétien - disait saint Pierre - est celui qui aime « d'un cœur pur » : mais avec quel cœur ? Avec « le cœur nouveau et l'Esprit nouveau » reçus dans le baptême!

Quand un chrétien aime ainsi, c'est Dieu qui aime à travers lui ; il devient un canal de l'amour de Dieu. Comme pour la consolation qui n'est rien d'autre qu'une modalité de l'amour : « Dieu nous console dans toute notre tribulation, afin que, par la consolation que nous-mêmes recevons de Dieu, nous puissions consoler les autres en quelque tribulation que ce soit » (2 Co 1, 4). Nous consolons avec la consolation même que nous recevons de Dieu, nous aimons avec l'amour que nous recevons de Dieu. Non avec un autre. Ce qui explique le retentissement, en apparence disproportionné, que peut parfois avoir un simple acte d'amour, souvent même caché, l'espérance et la lumière qu'elle créée tout autour.


3. La charité édifie

Quand on parle de la charité dans les écrits apostoliques, on n'en parle jamais de façon abstraite, de manière générale. Il y a toujours à la base l'édification de la communauté chrétienne. En d'autres termes, le premier domaine dans lequel doit s'exercer la charité est l'Eglise et plus concrètement encore, la communauté dans laquelle on vit, les personnes avec lesquelles on est en relation dans la vie quotidienne. C'est aussi ce qui doit se passer aujourd'hui, en particulier au cœur de l'Eglise, entre ceux qui travaillent en étroite relation avec le Souverain Pontife.


A une certaine période de l'antiquité, on désignait par le terme charité, agape, non seulement le repas fraternel que les chrétiens prenaient ensemble, mais toute l'Eglise5. Le martyr saint Ignace d'Antioche salue l'Eglise de Rome comme celle qui « préside à la charité (agape) », c'est-à-dire à la « fraternité chrétienne », à l'ensemble de toutes les Eglises6. Cette phrase n'exprime pas seulement le fait de la primauté, mais aussi sa nature, ou la manière de l'exercer : c'est-à-dire dans la charité.

L'Eglise a besoin, de façon urgente, d'une bouffée de charité qui guérisse ses fractures. Dans un de ses discours, Paul VI disait : « L'Eglise a besoin de sentir refluer par toutes ses facultés humaines, la vague d'amour, cet amour qui s'appelle charité, précisément répandue dans nos cœurs par l'Esprit saint qui nous a été donné »7. Seul l'amour guérit. C'est l'huile du samaritain. De l'huile, aussi parce qu'elle doit flotter au-dessus de tout comme le fait l'huile par rapport aux liquides. « Et puis, par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection » (Col 3, 14). Au-dessus de tout, super omnia ! Et donc aussi au-dessus de la foi et de l'espérance, de la discipline, de l'autorité, même si, il est évident, la discipline et l'autorité elles-mêmes peuvent être une expression de la charité. Il n'y a pas d'unité sans la charité mais s'il y en avait une, ce serait une unité de peu de valeur pour Dieu.

Il y a un domaine important à travailler : celui des jugements réciproques. Saint Paul écrivait aux Romains : « Mais toi, pourquoi juger ton frère ? Et toi, pourquoi mépriser ton frère ?... Finissons-en donc avec ces jugements les uns sur les autres » (Rm 14, 10.13). Avant lui, Jésus avait dit : « 7.1 Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. 7.2 Car on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l'on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez. 7.3 Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n'aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? » (Mt 7, 1-3). Il compare le péché du prochain (le péché jugé), quel qu'il soit, à de la paille, et celui de qui juge (le péché de juger) à une poutre. La poutre est le fait même de juger, tellement il est grave aux yeux de Dieu.

Le discours sur le jugement est certes délicat et complexe et il manquera de réalisme s'il n'est pas mené jusqu'au bout. Comment fait-on, en effet à vivre sans jamais juger ? Le jugement est implicite en nous, même dans un regard. On ne peut pas observer, écouter, vivre, sans donner des appréciations, c'est-à-dire sans juger. Un parent, un supérieur, un confesseur, un juge, quiconque a une responsabilité sur les autres, doit juger. Parfois, comme c'est le cas de nombreuses personnes ici à la Curie, le jugement est même le type de service qu'elles sont appelées à rendre à la société ou à l'Eglise.

En effet, ce n'est pas tant le jugement que nous devons ôter de notre cœur, mais le venin qui vient de notre jugement! C'est-à-dire la rancune, la condamnation. Dans l'Evangile de Luc, le commandement de Jésus : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés » est immédiatement suivi, comme pour expliquer le sens de ces paroles, par le commandement : « ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés » (Lc 6, 37). En soi, l'action de juger est neutre, le jugement peut se terminer aussi bien par une condamnation que par une absolution ou une justification. Ce sont les jugements négatifs qui sont repris et bannis de la parole de Dieu, ceux qui condamnent le pécheur en même temps que le péché, ceux qui visent davantage la punition que la correction du frère.

Il y a un autre point qui qualifie la charité sincère : l'estime. « Que l'amour fraternel vous lie d'affection entre vous » (Rm 12, 10). Pour estimer son frère, il ne faut pas s'estimer trop soi-même, il ne faut pas être toujours sûr de soi ; il ne faut pas « se surestimer », dit l'Apôtre (Rm 12, 3). Celui qui se surestime est comme un homme qui, la nuit, a devant les yeux une source de lumière intense : il ne voit rien au-delà de cette lumière ; il ne parvient pas à voir les lumières de ses frères, leurs mérites et leurs valeurs.

« Minimiser » doit devenir notre verbe préféré dans les relations avec les autres : minimiser nos mérites et les défauts des autres. En revanche - chose diamétralement opposée - ne pas minimiser nos défauts et les mérites des autres, comme nous avons souvent tendance à le faire. Il y a une fable d'Esope à ce sujet, adaptée par La Fontaine, qui dit :

On se voit d'un autre œil qu'on ne voit son prochain.

Le Fabricateur souverain
Nous créa Besaciers tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui :
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d'autrui8


Il faudra tout simplement inverser les choses : mettre nos défauts dans la besace que nous avons devant et les défauts des autres dans celle de derrière. Saint Jacques avertit : « Ne médisez pas les uns des autres » (Jc 4, 11). On ne parle plus maintenant de commérages, on parle de gossip, et on dirait que c'est devenu une chose innocente, alors qu'en réalité il s'agit de l'une des choses qui empoisonnent le plus la vie commune. Il ne suffit pas de ne pas dire du mal des autres ; il faut aussi empêcher que les autres le fassent en notre présence, leur faire comprendre, même sans rien dire, qu'on n'est pas d'accord. L'ambiance d'un lieu de travail ou d'une communauté est tellement différente quand on prend au sérieux l'avertissement de saint Jacques ! Dans beaucoup de lieux publics, à une certaine époque il était écrit : « Interdiction de fumer » ou même « Interdiction de blasphémer ». Ce ne serait pas mal de le remplacer, dans certains cas, par « Commérages interdits ».


Ecoutons pour terminer, comme si elle nous était adressée, l'exhortation de l'Apôtre à la communauté des Philippiens qu'il aimait tant : « 2.2 rendez ma joie accomplie, ayant un même sentiment, une même charité, une même âme, une même pensée. 2.3 Ne faites rien par esprit de dispute, ni par vaine gloire ; mais par humilité, estimant les autres comme plus excellents que vous-mêmes ; 2.4 ne regardant pas chacun à ses propres intérêts ; mais aussi chacun à ceux des autres. 2.5 Qu'il y ait en vous le même sentiment qui a été en Jésus-Christ, » (Ph 2, 2-5).


  1. Cf. S. Kierkegaard, Gli atti dell'amore, Milano, Rusconi, 1983, p. 163.
  2. Benoît XVI, Jésus de Nazareth, De l'entrée à Jérusalem à la Résurrection, Editions du Rocher
  3. S. Caterina da Siena, Dialogo 64.
  4. S. Agostino, Commento alla Prima Lettera di Giovanni, 6,2 (PL 35, 2020).
  5. Lampe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford 1961, p. 8
  6. S. Ignazio d'Antiochia, Lettera ai Romani, saluto iniziale.
  7. Discorso all'udienza generale del 29 Novembre 1972 (Insegnamenti di Paolo VI, Tipografia Poliglotta Vaticana, X, pp. 1210s.).
  8. J. de La Fontaine, Fables



Sources : www.vatican.va - ZF11040811
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Eucharistie sacrement de la miséricorde - (E.S.M.)[size=9] 08.04.2011 - T/Méditations


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Les 4 prédications de Carême_Première prédication de carême en présence de Benoît XVI  Empty Quatrième prédication de Carême en présence du pape Benoît XVI

Message  Invité Lun 18 Avr 2011 - 13:08

Quatrième prédication de Carême en présence du pape Benoît XVI


Le 15 avril 2011 - E.S. M. - L’importance de l’Evangile au niveau social, l’application concrète de la charité, est le thème soulevé vendredi matin par le père capucin Raniero Cantalamessa, devant le Pape Benoît XVI et la curie romaine. Le religieux a, en particulier, mis l’accent sur le principe évangélique selon lequel le pouvoir est être au service d’autrui.

Le service est un principe universel ; il s’applique à tous les aspects de la vie, et de manière spéciale aux serviteurs de l’Eglise. Le service n’est pas une vertu en soi, mais jaillit de diverses vertus, surtout de l’humilité et de la charité. C’est une manière de manifester cet amour qui ne cherche pas son propre intérêt, mais celui des autres, qui donne sans rien demander en échange


P. Raniero Cantalamessa ofmCap.
Les 4 prédications de Carême_Première prédication de carême en présence de Benoît XVI  15041111

Quatrième prédication de Carême

UN AMOUR ACTIF
L'importance sociale de l'Evangile


1. L'exercice de la charité

Dans la dernière méditation, nous avons appris de Paul que l'amour chrétien doit être sincère ; dans cette dernière méditation nous apprenons de Jean qu'il doit être également actif : « Si quelqu'un, jouissant des biens de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l'amour de Dieu demeurerait-il en lui ? Petits enfants, n'aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité » (1 Jn 3, 16-18). Nous retrouvons le même enseignement, sous une forme plus colorée, dans l'Epître de Jacques : « Si un frère ou une sœur sont nus, s'ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l'un d'entre vous leur dise : ‘Allez en paix, chauffez-vous, rassasiez-vous, sans leur donner ce qui est nécessaire à leur corps, à quoi cela sert-il ? » (Jc 2, 16).

Dans la communauté primitive de Jérusalem, cette exigence se traduit par le partage. Des premiers chrétiens, on dit qu' « ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun » (Ac 2, 45) ; mais ce n'était pas un idéal de pauvreté, mais de charité, qui les poussait à agir ainsi ; le but n'était pas que tous soient pauvres ; mais que, parmi eux, nul ne soit « dans le besoin » (Ac 4, 34). La nécessité de traduire l'amour dans des gestes concrets n'est pas étrangère non plus à l'apôtre Paul qui, nous l'avons vu, insiste tant sur l'amour qui vient du cœur. En témoigne l'importance qu'il accorde aux collectes en faveur des pauvres, auxquelles il consacre deux chapitres entiers de la Deuxième Epître aux Corinthiens (cf. 2 Co 8-9 : " 2.8 Je vous exhorte donc à faire acte de charité envers lui ; 2.9 car je vous ai écrit aussi dans le but de connaître, en vous mettant à l'épreuve, si vous êtes obéissants en toutes choses. ").

L'Eglise apostolique ne fait, sur ce point, que recueillir l'enseignement et l'exemple du Maître dont la compassion pour les pauvres, les malades et les affamés ne restait jamais un sentiment vide, mais se traduisait toujours par une aide concrète, et qui a fait de ces gestes concrets de charité la matière du jugement dernier (cf. Mt 25 : " 25.1 Alors le royaume des cieux sera semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, allèrent à la rencontre de l'époux. 25.2 Cinq d'entre elles étaient folles, et cinq sages. 25.3 Les folles, en prenant leurs lampes, ne prirent point d'huile avec elles ; 25.4 mais les sages prirent, avec leurs lampes, de l'huile dans des vases. 25.5 Comme l'époux tardait, toutes s'assoupirent et s'endormirent. 25.6 Au milieu de la nuit, on cria : Voici l'époux, allez à sa rencontre! 25.7 Alors toutes ces vierges se réveillèrent, et préparèrent leurs lampes. 25.8 Les folles dirent aux sages : Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s'éteignent. 25.9 Les sages répondirent : Non; il n'y en aurait pas assez pour nous et pour vous ; allez plutôt chez ceux qui en vendent, et achetez-en pour vous. 25.10 Pendant qu'elles allaient en acheter, l'époux arriva ; celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée. 25.11 Plus tard, les autres vierges vinrent, et dirent : Seigneur, Seigneur, ouvre-nous. 25.12 Mais il répondit : Je vous le dis en vérité, je ne vous connais pas. 25.13 Veillez donc, puisque vous ne savez ni le jour, ni l'heure. 25.14 Il en sera comme d'un homme qui, partant pour un voyage, appela ses serviteurs, et leur remit ses biens. 25.15 Il donna cinq talents à l'un, deux à l'autre, et un au troisième, à chacun selon sa capacité, et il partit. 25.16 Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents s'en alla, les fit valoir, et il gagna cinq autres talents. 25.17 De même, celui qui avait reçu les deux talents en gagna deux autres. 25.18 Celui qui n'en avait reçu qu'un alla faire un creux dans la terre, et cacha l'argent de son maître. 25.19 Longtemps après, le maître de ces serviteurs revint, et leur fit rendre compte. 25.20 Celui qui avait reçu les cinq talents s'approcha, en apportant cinq autres talents, et il dit : Seigneur, tu m'as remis cinq talents ; voici, j'en ai gagné cinq autres. 25.21 Son maître lui dit : C'est bien, bon et fidèle serviteur ; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. 25.22 Celui qui avait reçu les deux talents s'approcha aussi, et il dit : Seigneur, tu m'as remis deux talents ; voici, j'en ai gagné deux autres. 25.23 Son maître lui dit : C'est bien, bon et fidèle serviteur ; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. 25.24 Celui qui n'avait reçu qu'un talent s'approcha ensuite, et il dit : Seigneur, je savais que tu es un homme dur, qui moissonnes où tu n'as pas semé, et qui amasses où tu n'as pas vanné ; 25.25 j'ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre ; voici, prends ce qui est à toi. 25.26 Son maître lui répondit : Serviteur méchant et paresseux, tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé, et que j'amasse où je n'ai pas vanné ; 25.27 il te fallait donc remettre mon argent aux banquiers, et, à mon retour, j'aurais retiré ce qui est à moi avec un intérêt. 25.28 Otez-lui donc le talent, et donnez-le à celui qui a les dix talents. 25.29 Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a. 25.30 Et le serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. 25.31 Lorsque le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, avec tous les anges, il s'assiéra sur le trône de sa gloire. 25.32 Toutes les nations seront assemblées devant lui. Il séparera les uns d'avec les autres, comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs ; 25.33 et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. 25.34 Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père ; prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde. 25.35 Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire ; j'étais étranger, et vous m'avez recueilli ; 25.36 j'étais nu, et vous m'avez vêtu ; j'étais malade, et vous m'avez visité ; j'étais en prison, et vous êtes venus vers moi. 25.37 Les justes lui répondront : Seigneur, quand t'avons-nous vu avoir faim, et t'avons-nous donné à manger ; ou avoir soif, et t'avons-nous donné à boire ? 25.38 Quand t'avons-nous vu étranger, et t'avons-nous recueilli ; ou nu, et t'avons-nous vêtu ? 25.39 Quand t'avons-nous vu malade, ou en prison, et sommes-nous allés vers toi ? 25.40 Et le roi leur répondra : Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites. 25.41 Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. 25.42 Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger ; j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire ;
25.43 j'étais étranger, et vous ne m'avez pas recueilli ; j'étais nu, et vous ne m'avez pas vêtu ; j'étais malade et en prison, et vous ne m'avez pas visité. 25.44 Ils répondront aussi : Seigneur, quand t'avons-nous vu ayant faim, ou ayant soif, ou étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, et ne t'avons-nous pas assisté ? 25.45 Et il leur répondra : Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous n'avez pas fait ces choses à l'un de ces plus petits, c'est à moi que vous ne les avez pas faites. 25.46
Et ceux-ci iront au châtiment éternel, mais les justes à la vie éternelle. "
).

Les historiens de l'Eglise voient dans cet esprit de solidarité fraternelle
un des facteurs principaux de la « Mission et expansion du christianisme aux trois premiers siècles »1. Ceci s'est traduit par des initiatives - et plus tard par des institutions - prévues à cet effet pour le soin des malades, le soutien aux veuves et aux orphelins, l'aide aux prisonniers, des cantines pour les pauvres, l'assistance aux étrangers ... C'est de cet aspect de la charité chrétienne, dans l'histoire et aujourd'hui, que traite la deuxième partie de l'encyclique du pape Benoît XVI « Deus caritas est » et dont s'occupe, en permanence, le Conseil pontifical « Cor Unum ».
2. L'émergence du problème social

Sur cette question, l'époque moderne, surtout le XIXe siècle, a marqué un tournant, portant le problème social sur le devant de la scène. Il ne suffit pas de pourvoir, cas par cas, au besoin des pauvres et des opprimés, il convient d'agir sur les structures qui créent les pauvres et les opprimés. Le fait qu'il s'agit d'un terrain nouveau, du moins dans sa thématisation, ressort du titre même et des premiers mots de l'encyclique de Léon XIII « Rerum novarum » du 15 mai 1891, avec laquelle l'Eglise entre comme protagoniste dans le débat. Il vaut la peine de relire ce début de l'encyclique :

« La soif d'innovations (1) qui depuis longtemps s'est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l'économie sociale. En effet, l'industrie s'est développée et ses méthodes se sont complètement renouvelées. Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué entre les mains d'un petit nombre et la multitude a été laissée dans l'indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute d'eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime. Tous ces faits, sans parler de la corruption des mœurs, ont eu pour résultat un redoutable conflit ».

Dans cet ordre de problèmes se situe la seconde encyclique du Saint-Père
Benoît XVI
sur la charité : « Caritas in veritate ». N'ayant aucune compétence en la matière, je m'abstiens naturellement d'entrer dans le fond du contenu de cette encyclique comme des autres encycliques sociales. Mon intention est d'illustrer le contexte historique et théologique, ledit « Sitz im Leben », de cette nouvelle forme du magistère ecclésiastique : autrement dit, comment et pourquoi on a commencé à écrire des encycliques sociales et on en écrit périodiquement de nouvelles. En effet, ceci peut nous aider à découvrir quelque chose de nouveau sur l'évangile et sur l'amour chrétien. Saint Grégoire le Grand dit que « l'Ecriture progresse avec ceux qui la lisent » (cum legentibus crescit)2, c'est-à-dire qu'elle révèle toujours de nouveaux sens selon les questions qui lui sont posées, ce qui est particulièrement vrai dans le présent contexte.

Ma reconstitution se fera « à vol d'oiseau », sommairement, comme on peut le faire en quelques minutes ; mais les synthèses et résumés ont aussi leur utilité, surtout lorsqu'en raison de la diversité des tâches, on n'a pas la possibilité d'approfondir personnellement tel ou tel problème.

Au moment où Léon XIII écrit son encyclique sociale, prédominaient trois
orientations
sur la signification sociale de l'évangile. Il y avait tout d'abord l'interprétation socialiste et marxiste. Marx n'avait pas abordé le christianisme de ce point de vue, mais certains de ses disciples immédiats (Engels sur un plan encore idéologique et Karl Kautsky d'un point de vue historique) traitèrent le problème, dans le cadre de la recherche sur les « précurseurs du socialisme moderne ».

Ils aboutirent aux conclusions suivantes. L'évangile a été principalement une grande annonce sociale adressée aux pauvres ; tout le reste, son revêtement religieux, est secondaire, une « superstructure ». Jésus fut un grand réformateur social, qui a voulu affranchir de la misère les classes inférieures. Son programme prévoit l'égalité de tous les hommes, l'affranchissement des nécessités économiques. Celui de la première communauté chrétienne fut un communisme ante litteram, de caractère encore naïf, pas scientifique : un communisme dans la consommation, plus que sans la production des biens.

Par la suite, l'historiographie soviétique de régime rejettera cette interprétation qui, selon eux, concède trop au christianisme. Dans les années 60 du siècle dernier, l'interprétation révolutionnaire réapparaît, cette fois sous l'angle politique, avec la thèse d'un Jésus à la tête d'un mouvement « zélote » de libération, mais qui aura une vie courte, et est en ce moment hors de notre sujet. (Le Saint-Père évoque cette interprétation dans son dernier livre sur Jésus, à propos de la purification du temple).

A une conclusion analogue à celle marxiste, mais dans une toute autre intention, était parvenu Nietzsche. Pour lui aussi, le christianisme est né comme un mouvement de revanche des classes inférieures, mais le jugement qu'il faut porter sur cela est entièrement négatif. L'évangile incarne le « ressentiment » des faibles contre les forts ; c'est l' « inversion de toutes les valeurs », rogner les ailes à l'élan de l'homme vers la grandeur. Tout ce que Jésus se proposait de faire était de diffuser dans le monde, s'opposant à la misère humaine, un « royaume des cieux ».

A ces deux écoles - concordantes sur la façon de voir, mais opposées dans le jugement à porter, - vient s'ajouter une troisième, que nous pourrions appeler « conservatrice». Selon cette dernière, Jésus se désintéresse totalement des problèmes sociaux et économiques ; lui attribuer ces intérêts serait le diminuer, le « mondaniser », le relativiser. Il emprunte des images au monde du travail et a pris à cœur les malheureux et les pauvres, mais il n'a jamais cherché l'amélioration des conditions de vie des gens dans la vie terrestre.


3. La réflexion théologique : théologie libérale et dialectique

Ce sont là les idées dominantes dans la culture du temps, quand on entame
sur la question une réflexion également théologique de la part des Eglises
chrétiennes. Celle-ci aussi se déroule en trois étapes et présente trois
orientations : celle de la théologie libérale, celle de la théologie
dialectique et celle de la théologie catholique.

La première réponse est celle de la théologie libérale de la fin du XIXe
siècle et début du XXe siècle, représentée surtout par Ernst Troeltsch et
Adolph von Harnack. Il vaut la peine de s'attarder un peu sur les idées de
cette école : en effet, nombre des conclusions auxquelles elle est parvenue,
du moins dans ce domaine spécifique, sont celles auxquelles, d'une autre
façon, parvient aussi le magistère social de l'Eglise, et elles sont
toujours actuelles et susceptibles d'être partagées.

Troeltsch conteste le point de départ de l'interprétation marxiste, selon laquelle le facteur religieux est toujours secondaire par rapport au facteur économique, celui-ci n'étant qu'une simple superstructure. Etudiant l'éthique protestante et le début du capitalisme, il démontre que, si le facteur économique influe sur le religieux, il est également vrai que le facteur religieux influe sur l'économique. Il s'agit de deux domaines distincts, pas subordonnés l'un à l'autre.

Harnack, de son côté, prend acte que l'évangile ne nous propose pas un programme social destiné à combattre et abolir la nécessité et la pauvreté, n'exprime pas de jugements sur l'organisation du travail, et d'autres aspects de la vie qui sont importants pour nous aujourd'hui, comme l'art et la science. Mais heureusement, ajoute-t-il, qu'il en est ainsi ! Quel malheur s'il en avait été autrement et s'il avait cherché à énoncer des règles sur les rapports entre les classes, les conditions de travail, etc. Pour être concrètes, ses règles auraient été fatalement liées aux conditions du monde d'alors (comme le sont de nombreuses institutions et règles sociales de l'Ancien Testament), donc anachroniques par la suite et plutôt un « encombrement inutile » pour l'évangile. L'histoire, également du christianisme, démontre à quel point il est dangereux de se lier à des organisations sociales et des institutions politiques d'une certaine époque et combien il est difficile de s'en libérer.

« Pourtant, poursuit Harnack, il n'existe pas d'autre exemple d'une religion qui soit née avec un verbe social aussi puissant que la religion de l'évangile. Et pourquoi ? Parce que les paroles « aime ton prochain comme toi-même » ici sont véritablement prises au sérieux ; parce que, par ces mots, Jésus a éclairé toute la réalité de la vie, tout l'univers de la faim et de la misère ... Au socialisme fondé sur des intérêts antagonistes, il veut substituer un socialisme qui se fonde sur la conscience d'une unité spirituelle... La règle spécieuse du ‘libre jeu des forces', du ‘vivre et laisser vivre' - il serait mieux de dire : vivre et laisser mourir - est en opposition ouverte avec l'évangile »3.

La position du message évangélique s'oppose, comme on le voit, tant à la réduction de l'évangile à une proclamation sociale et à la lutte des classes, qu'à la position du libéralisme économique du libre jeu des forces. Le théologien évangélique se laisse aller par moments à un certain enthousiasme : « Un spectacle nouveau - écrit-il - s'offrait au monde ; jusqu'alors la religion ou s'était conformée aux choses de ce monde, s'adaptant facilement au statu quo, ou campait dans les nuages, se mettant en opposition directe avec tout. Alors que maintenant se présentait à elle un nouveau devoir à accomplir : traiter par le mépris la nécessité et la misère de cette terre, et pareillement la prospérité terrestre, tout en soulageant les misères et les besoins de toute sorte ; lever le front vers le ciel avec le courage qui vient de la foi, et travailler avec le cœur, avec la main et avec la voix pour les frères de cette terre »4.

Qu'est-ce que la théologie dialectique, qui a succédé à celle libérale après la première guerre mondiale, a à reprocher à cette vision libérale ? Principalement son point de départ, son idée du royaume des cieux. Pour les libéraux, celui-ci est de nature essentiellement éthique, un sublime idéal moral, qui a comme fondements la paternité de Dieu et la valeur infinie de chaque âme ; pour les théologiens dialectiques (K. Barth, R. Bultmann, M. Dibelius et autres), il est de nature eschatologique ; il s'agit d'une intervention souveraine et gratuite de Dieu, qui ne se propose pas tant de changer le monde, que de dénoncer son organisation actuelle (« critique radicale »), d'en annoncer la fin imminente (« eschatologie
conséquente
»), en lançant l'appel à la conversion (« impératif radical »).

Le caractère d'actualité de l'évangile réside dans le fait que « tout ce qui est demandé n'est pas demandé d'une manière générale, par tous et pour tous les temps, mais par cet homme et peut-être par lui seul, à ce moment-là et peut-être seulement à ce moment-là ; et cela est demandé non pas sur la base d'un principe éthique, mais en raison de la situation de décision dans laquelle Dieu l'a placé lui, et peut-être lui seulement, maintenant et ici»5. L'impact de l'évangile sur le social passe par l'individu, non à travers la communauté ou l'institution ecclésiale.

La situation qui interpelle le croyant en Jésus Christ aujourd'hui est celle créée par la révolution industrielle avec les mutations conséquentes sur le rythme de la vie et du travail, avec le mépris de la personne humaine qui en a résulté. Face à cette situation, il n'est pas donné de solutions « chrétiennes » toutes faites, chaque croyant est appelé à donner sa propre réponse sous sa propre responsabilité, dans l'obéissance à l'appel que Dieu lui fait parvenir dans la situation concrète où il vit, même s'il trouve un critère de fond dans la règle de l'amour du prochain. Il ne doit pas adopter une attitude pessimiste et de résignation face aux situations, mais ne doit pas se faire non plus d'illusion sur le changement du monde.

Peut-on encore parler, dans cette perspective, d'une importance sociale de l'évangile ? Oui, mais uniquement quant à la méthode, pas quant au contenu. Je m'explique. Cette vision réduit la signification sociale de l'évangile à une signification « formelle», en excluant toute signification « réelle », ou de contenu. En d'autres termes, l'évangile donne la méthode, ou l'impulsion, pour une attitude correcte ou un agir chrétien correct, rien de plus.

C'est là le point faible de cette vision. Pourquoi attribuer aux récits et paraboles de l'évangile un sens uniquement formel (« comment accueillir l'appel à la décision qui vient à moi, maintenant et ici ») et pas aussi un sens réel et exemplaire. Est-il légitime, par exemple, à propos de la parabole du mauvais riche, d'en ignorer les indications concrètes et claires concernant l'usage et l'abus de la richesse, le luxe, le mépris du pauvre, pour s'en tenir seulement à « l'impératif de l'heure» qui résonne à travers la parabole ? N'est-il pas pour le moins curieux que Jésus ait voulu simplement dire que là, devant lui, il fallait se décider pour Dieu et que, pour le dire, il ait mis sur pied un récit aussi compliqué et détaillé qui, au lieu de concentrer l'attention sur le centre d'intérêt, l'en détournerait ?

Une telle solution qui appauvrit le message du Christ se base sur de fausses prémisses, à savoir qu'il n'y a pas d'exigences communes dans la parole de Dieu qui concernent le riche d'aujourd'hui comme elles concernaient le riche - et le pauvre - du temps de Jésus. Comme si la décision demandée par Dieu était quelque chose de vide et d'abstrait - simplement se décider- et non se décider sur quelque chose. Toutes les paraboles à fond social sont définies « paraboles du royaume » et c'est ainsi qu'on leur applique une signification unique, celle eschatologique.


4. La doctrine sociale de l'Eglise

Comme toujours, la doctrine sociale de l'Eglise catholique cherche davantage la synthèse que l'opposition, la méthode du et - et, et non du aut - aut.
Elle fait conserver à l'évangile son « double éclairage » : l'éclairage eschatologique et l'éclairage moral. En d'autres termes, elle est d'accord avec la théologie dialectique sur le fait que le royaume de Dieu prêché par le Christ n'est pas de nature essentiellement éthique, c'est-à-dire un idéal qui tire sa force de la valeur universelle et de la perfection de ses principes, mais qu'il s'agit d'une initiative nouvelle et gratuite de Dieu qui, avec le Christ, fait irruption d'en-haut.

Elle s'écarte en revanche de la vision dialectique dans la manière de concevoir le rapport entre ce royaume de Dieu et le monde. Entre les deux il n'y a pas seulement une opposition et une incompatibilité, de même qu'il n'y a pas d'opposition entre l'œuvre de la création et celle de la rédemption, comme - nous l'avons vu dans la première méditation - il n'y a pas d'opposition entre agape et eros. Jésus a comparé le royaume de Dieu au levain mis dans la pâte pour la faire fermenter, à la semence jetée dans la terre, au sel qui donne du goût aux aliments ; il dit qu'il n'est pas venu pour juger le monde mais pour le sauver. Ceci nous permet de voir l'influence de l'évangile dans la vie sociale sous un éclairage différent et beaucoup plus positif.

Malgré toutes les différences dans la manière de présenter les choses, il y a cependant quelques conclusions communes qui émergent de toute la réflexion théologique sur le rapport entre l'évangile et la vie sociale. Nous pouvons les résumer ainsi. L'évangile ne fournit pas de solutions directes aux problèmes sociaux (malheur à lui - nous l'avons vu - s'il avait tenté de le faire !) ; il contient toutefois des principes utiles pour l'élaboration de réponses concrètes aux diverses situations historiques. Comme les situations et les problèmes sociaux changent selon les époques, le chrétien est appelé à incarner au fur et à mesure les principes de l'évangile dans la situation du moment.

L'apport des encycliques sociales des papes est précisément celui-ci. Elles se succèdent donc, en reprenant le discours là où les précédentes l'ont laissé (dans le cas de l'encyclique de Benoît XVI, le discours de la « Popularum progressio » de Paul VI) et le mettent à jour en fonction des exigences nouvelles apparues dans une société (ici le phénomène de la mondialisation) et aussi en fonction d'une interrogation toujours nouvelle de la parole de Dieu.

Le titre de l'encyclique sociale de
Benoît XVI
« Caritas in veritate » indique quels sont, dans ce cas, les fondements bibliques sur lesquels on entend baser le discours sur la signification sociale de l'évangile : la charité et la vérité. « La vérité - écrit-il - préserve et exprime la force de libération de la charité dans les événements toujours nouveaux de l'histoire. (...) Sans vérité, sans confiance et sans amour du vrai, il n'y a pas de conscience ni de responsabilité sociale, et l'agir social devient la proie d'intérêts privés et de logiques de pouvoir, qui ont pour effets d'entrainer la désagrégation de la société, et cela d'autant plus dans une société en voie de mondialisation et dans les moments difficiles comme ceux que nous connaissons actuellement »6.

La diversité ne réside pas seulement dans les choses qui sont dites et dans les solutions proposées mais aussi dans le genre adopté et dans l'autorité de la proposition. Elle consiste, en d'autres termes, dans le passage de la discussion théologique libre au magistère et d'une intervention sociale de nature exclusivement « individuelle» (comme celle qui est proposée par la théologie dialectique) à une intervention communautaire, en tant qu'Eglise et pas seulement en tant qu'individus.


5. Notre rôle

Terminons par un sujet pratique qui nous interpelle tous, également ceux d'entre nous qui ne sont pas appelés à travailler directement dans le social. Nous avons vu l'idée que Nietzsche avait de l'importance sociale de l'évangile. Ce dernier était effectivement pour lui le fruit d'une révolution, mais d'une révolution au sens négatif, une régression par rapport à la civilisation grecque ; c'était la revanche des faibles contre les forts. Ce qu'il visait surtout, c'était la préférence donnée au fait de servir plutôt que dominer, de se faire petit plutôt que vouloir se distinguer et aspirer à de grandes choses.

Il accusait le christianisme pour un des plus beaux cadeaux qu'il avait fait au onde. Un des principes à travers lesquels l'évangile influence le plus et de manière la plus bénéfique le social est en effet précisément celui du service. Ce n'est pas pour rien qu'il occupe une place importante dans la doctrine sociale de l'Eglise. Jésus a fait du service un des piliers de son enseignement (Lc 22, 25 : " Mais il leur dit : Les rois des nations
les asservissent ; et ceux qui exercent leur puissance sur elles sont
appelés bienfaiteurs.


") ; il affirme lui-même qu'il est venu pour servir et non pour être servi (Mc 10, 45 : " Car aussi le fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour plusieurs. ").

Le service est un principe universel ; il s'applique à tous les aspects de la vie : l'Etat devrait être au service des citoyens, le responsable politique au service de l'Etat, le médecin au service des malades, l'enseignant au service des élèves... Mais il s'applique de manière toute spéciale aux serviteurs de l'Eglise. Le service n'est pas, en soi, une vertu (la diakonia n'est mentionnée dans aucun catalogue des vertus, ou des fruits de l'Esprit, dans le Nouveau Testament), mais naît de diverses vertus,surtout de l'humilité et de la charité. C'est une manière dont se manifeste cet amour qui « ne recherche pas ses propres intérêts, mais plutôt ceux des autres » (cf. Ph 2, 4 : " ne regardant pas chacun à ses propres intérêts ; mais aussi chacun à ceux des autres. "), qui donne sans rien attendre en retour.

Contrairement à celui du monde, le service évangélique n'a pas une connotation d'infériorité, il n'évoque pas celui qui est dans le besoin, mais plutôt la supériorité, celui qui est placé en haut. Jésus affirme que dans son Eglise, c'est surtout celui « qui gouverne » qui doit être « comme celui qui sert » (Lc 22, 26), le premier doit être « le serviteur de tous » (Mc 10, 44). Nous nous préparons à la béatification de Jean-Paul II. Dans son livre « Don et mystère », il explique cette signification de l'autorité dans l'Eglise, avec une image forte. Il s'agit de quelques vers composés par lui à Rome pendant la période du Concile :

« Tu es Pierre. Tu veux être ici le Sol

sur lequel marchent les autres... pour arriver là

où tu conduis leurs pas

- comme le rocher soutient les pas bruyants d'un troupeau ».

Terminons en écoutant, comme si elles étaient adressées à nous ici et maintenant, les paroles que Jésus adressa à ses disciples juste après leur avoir lavé les pieds : « Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? Vous m'appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Car c'est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi comme moi j'ai fait pour vous » (Jn 13, 12-15).

1 A. von Harnack, Mission und Ausbreitung des Christentums in
den ersten drei Jahrhunderten, Leipzig 1902.
2 S. Gregorio Magno, Commento a Giobbe, XX,1 (CCL 143°,p.1003).
3 A. von Harnack, Das Wesen des Christentums, Lipsia 1900. Trad. ital.
L'essenza del cristianesimo, Torino 1903, pp. 93 ss.
4 A. von Harnack, Il cristianesimo e la società, Mendrisio 1911, pp. 12-15.
5 M. Dibelius, Das soziale Motiv im Neuen Testament, in Botschaft und
Geschichte, Tubinga 1953, pp. 178-203.
6 Benoît XVI, "Caritas in veritate", n. 5.



Sources : ZF11041515
Ce document est destiné à l'information; il ne
constitue pas un document officiel

Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 15.04.2011 - T/Méditation

Lien : http://eucharistiemisericor.free.fr/index.php?page=1504112_predication4

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